|  Quarante hommes. A peu près  contenu wagon guerrier. Quarante hommes. Reste compagnie après désastreuse  journée Charleroi. Quarante sur deux cent cinquante mobilisations. Encore ces  quarante avec autres rescapés bagarre foncer jambes au cou vallons belges  rempart Meuse. En Belgique, régiment a glissé dans traquenard champs, bois,  ravins, enclos, ruisselets, brouillards. Puis soleil tâtonnant. Alors fond horizon ouaté,  feu artifice sanglant éclate. Obus, shrapnells se déversent vrac sur pantalons  rouges. Fusiliers, mitrailleurs allemands, embusqués avoines, multiplient coquelicots  pointe bouches à feu. Saint-Cyriens gants blancs, officiers encore vifs savent  pas conjurer destin. Trois heures massacre. Anodine riposte lignards surpris,  privés soutien d’introuvable artillerie. Trois heures - siècle.  L’inévitable " barrons-nous, sommes tournés ! " Recul pagaïe.  Rivière étroite. Pas pont. Eau méchante recouvrant chaque clapotis paquets  hommes sauvés balles. Fuite par coteaux brûlés soleil d’août, par sentes  farcies éclatements. Village, autre village, villages. Voitures régimentaires,  maisons flammes. Cohortes blessés soutenant, tirant plus éclopés. Gendarmes  affolés tremblent. Colonel à genoux balaye route franges drapeau exhortant  vainement hommes mourir pour Jeanne d’Arc. Enfin décramponnage avant-gardes  allemandes. Trente heures encore repli heurté vers bastion Meuse. Derrière  survivants, ponts cabrent et meurent.
 Ainsi débute marche Berlin.
 Les pieds glaisés par une  bouillasse infâme, au cœur d’un bois dominant la Meuse, trente hommes à l’appel  au fil des heures. Dix brebis égarées retrouvent le troupeau. Pertes du  régiment : dix-sept cents hommes, vingt-sept officiers.-  Vive la guerre, avait créé Vanderbique le deux août. Il est parmi les dix-sept  cents. Douze cents types du dépôt débarquent en renfort : fusils équipés  de bretelles pour bidons, ceinturons de ficelle. Il ne manque pas un bouton de  guêtre. Jetés nuitamment aux avancées du front, les nouveaux venus heurtent des  bras et des jambes, croient qu’ils piétinent des morts, ne savent où s’étendre,  restent piqués comme des hérons. Un d’eux, vraisemblablement ému, vide son  estomac agité sur la face d’un aspirant, sans doute rêvassant aux charges  épiques promises à Saint-Maixent. A l’orée d’un bois, sur de lointains  versants, des feux.
 -  Feux de bivouac, feux de bivouac ! ... affirme l’officier qui� nous arrive du dépôt. Il a fait son  apprentissage à Madagascar. Pente douce. L’herbe mouillée descend vers la rive  meusienne en s’enfonçant dans le brouillard. D’horizons divers monte vers nous  le choc sourd des canonnades.
 Un petit obus de montagne en  provenance d’une vallée de l’arrière s’en va paisible et solitaire troubler le  campement des gens d’en face. Plein jour. Fouillenbois, cul au sol, au milieu  de faces crasseuses, maugrée :
 -  �a, c’était  couru avec les officiers que j’avions ! De braves figures opinent.  Papelard évoque son sac dont il s’est délesté en cours de fuite. Une demi-livre  de chocolat perdue. Unique ressentiment contre tout.
 -  Des sections squelettiques tournent sous les futaies.
 -  Pas de boches�Vous n’avez pas vu de Boches ? ... On dit qu’ils ont passé  la Meuse !... halète un officier sans képi.
 -  Sur nos 100 nouveaux bourrant les vides, 40 Alsaciens-Lorrains, la plupart  ignorant le français.
 Patrouille du soir avec l’un  de ces Alsaciens � un bilingue. Cinq hommes se coulent en silence par sentiers  et boqueteaux vers une cabane de passeur plantée sur la rive meusienne. Des ombres mystérieuses  bougent de l’autre côté. Les bottes de paille se déplacent seules dans la  prairie sombre.
 - Pour moué, y’a queuque chose de louche, susurre le  Berrichon. Coups de sifflets étranges, sinistres, lueurs de pipes que mon  compagnon croit être des signaux entre Pruscos.
 -  Etalé à trois pas de l’eau, l’Alsacien tend l’oreille aux jabotements d’en  face. Coup de gueule plus fort que les autres.
 -  Quoi qu’i disent ? Quoi qu’i disent ? demande anxieusement le cabot à  l’Alsacien qu’il tire par le pied.
 -  Ils disent que les cuisiniers sont des cochons. Soulagement. Agrippés à  l’espace noir, des chants méthodiques circulent gravement.
 -  C’est leurs morts qu’ils enterrent, affirme David Hacker. Au retour, lente  rampante, la patrouille tressaille au plus léger bruissement, se trompe de  route, tombe sur des troueurs de tranchées qui détalent, croyant à une  surprise. Parlote, reconnaissance au milieu de l’opacité du vallon� Jour.
 Vingt hommes partent vers  l’arrière � ravitaillement au village � le doigt sur la gâchette.-  Le Boche aurait pu se glisser jusqu’ici� énonce le sergent-major Durillon qui  commande la corvée. Nous évitons un bois haché par les obus, enfilons un maigre  sentier où nous tombons nez à nez sur une équipe du génie � pelles, pioches �  qui, déjà oublieuse du 22 août, s’étonne de nos précautions. Plus loin,  troussement de branches. Equivoque.
 -  Là-bas, ça remue. Baïonnette au canon ! En avant ! hurle le  sergent-major. Au pas de course, revolver, sabre en mains, poitrine aux balles,  yeux mi-clos. Durillon se sent déjà mort. De paisibles artilleurs affairés à  mijoter leur pitance nous examinent bizarrement. La marche reprend, affermie.  Des obus�des obus�Tchaaft ! Tchaaft ! Baaoum ! Booum !  Boum ! Les ventres s’effacent, les corps se tassent. Soudain un aéroplane,  un français. Tout de même. Le premier qu’on voit depuis le début, pas trop  tôt ! Nous en sommes tout émus. Papelard en urine de satisfaction.
 -  Mais que fichent Védrines et Garros ? On n’entendait que leur gueule avant  la guerre ! Ricane le sergent-major, lequel ne quitte ni pistolet, ni  sabre. Village ceinturé de trous effrayants ouverts par les obus, chus il y a à  peine une paire d’heures sur une batterie imprudente, décampée depuis.  Voitures, carrioles, autos, prolonges, bicyclettes, pêle-mêle, équipements, essieux  rompus, caissons criblés obstruent les fossés. C’est le convoi du corps  d’armée. Artilleurs sans canons, cavaliers sans cheval, traînant leur lance,  éléphantesquement bottés, ont l’aspect de Donquichottes de carnaval. Au large  des chemins, autour des taillis, foisonne une soldatesque en quête d’unités  mutilées.
 -  Oh, là ! Foutez-moi le camp, malheureux ! ... Ici explosions, obus à  la mélinite� braille un commandant nous pointant de sa cravache.
 -  Commandant ! Nous sommes la corvée de�du�
 -  Foutez-moi le camp, Nom de Dieu ! Où je porte le motif ! ... Repliés  à l’abri d’un tertre, feuilletons le Bulletin des Armées (première édition).  Victoire, victoire ! Partout ! Liège ! Russie !  Serbie !
 -  Bon sang, y a que nous que je reculons, s’apitoie Fouillenbois. Toujours pas  d’ordres pour nos vivres. Ecrabouillement méthodique d’un bois par l’artillerie  ennemie prodigue. Tant pis, dormons� Le plus géant des sommeils. Quatre  effroyables explosions ! Nuage de fumée qui nous enveloppe. Bondissement,  sabre au clair, du sergent-major. Galop général de l’autre côté du tertre,  chute sur une batterie de 120 qui vient d’aboyer à deux mètres au-dessus de nos  têtes. Rire des artilleurs à nos dépens� Le ravitaillement aurait, paraît-il  été laissé sur la route en corniche dominant la Meuse. Nous remontons vers les  avant-postes.
 -  Quel est le salaud qu’a fait ça.
 -  C’est le civil qui ravitaille avec sa bagnole.
 -  Tous des traîtres dans ce pays, clament des voix. Une saucisse ennemie dorée et  lointaine rissole dans un ciel serein. Une fraîche source où viennent mourir  quelques balles perdues nous redonne l’usage de l’attache de la langue. A la  nuit, boules de pain piquées à la pointe de la baïonnette, demi-tour précipité,  ferraillement des gamelles qui dansent à nos mouvements désordonnés.
 -  Tas de froussards - s’époumone Durillon, déjà encastré au sol. Traversée d’une  forêt sans nom. Nos godillots heurtent des corps roupillant.
 -  Quel régiment ? Où sommes-nous ? Jurons et ronflements répondent.  Chacun dit son mot pour faire passer le temps. Torlequin en arrive vite aux  exploits de son grand-père à Gravelotte. Cycliste égaré nous annonce l’entrée  des Russes à Berlin. Les attendrons ici, c’est certain. Cataracte de shrapnells  qui massacre la futaie, obstrue nos gorges. Fuite à quatre pattes vers les  abris branchus, installés par le génie.
 -  Qu’est-ce qu’on fout ici ? S’inquiète Durillon. Un hussard pressé, du haut  de sa cavale, nous jette :
 -  En arrière, Nom de Dieu, les boches ont pris le pont.
 -  Mais, y’a une section en tranchée qu’est devant nous !
 -  Vous occupez pas de ça. En arrière ! Claquements secs sur les arbres  impassibles. Une mitrailleuse hoquète à vif régime. Le galop du hussard  s’éteint dans les fourrés ombreux. En ligne déployée, la section reprend le  chemin de la veille, contourne les halliers, récolte des tirailleurs  solitaires, tire vers la droite où d’invisibles casques à pointe progressent  sans doute à la cadence de notre rétrogradation. Le village ! Cohue  agitée. Mélange d’uniformes. Des officiers menacent. Regroupés au petit  bonheur, les unités se pressent sur le chemin traversant la plaine. Au zénith,  le soleil cuit nos membres sans ressort affalés sur une herbe froissée comme  les pelouses de Boulogne après la revue de Longchamp. Quelle équipe ! Où  sont nos ridicules guêtrons de cuir ? Perdus au long des kilomètres, de  même que la plupart des sacs. Seuls les nouveaux copains, frais arrivés, ont  encore quelque respect pour la vêture militaire. Marche en chevaux de bois.  Enfin la compagnie. Vite, deux sections aux tranchées, l’Alboche franchit la  rivière dans le bas-fond fond. Ravines impossibles, dégringolade dans le  brouillard � C’est ici : Maldonne. La tranchée est occupée par des  inconnus. Allons voir plus loin. Attention. Pas de bruits. Serrez vos baïonnettes  au corps ! Une fosse. Voilà. Un saut. Ils peuvent venir. On les attend.
 Dissipation du brouillard.  Notre tranchée baille rectiligne comme au champ de manœuvres. Le sergent  Finette pointe ses jumelles. Tonnerre ! Notre tranchée est dans un ravin.  Depuis minuit nous tournons le dos aux Allemands.-  Quel tas de cons qui commandent, glapit une voix souterraine. Des blessés  dévalent dans la grisaille. Visages barbouillés de sang. Une volée d’obus  français écrase pour la vingtième fois les travaux de construction de pont d’un  adversaire obstiné. Une section inconnue nous remplace, saluée par des  shrapnells. Mordus par les branches, nous regagnons la compagnie sur les  hauteurs boisées. Personne. Sommes-nous perdus ? Attente. Les hommes  rongent singe, biscuits réfractaires aux mâchoires. Quatre faces barbues se  prennent à taper la manoche. Les mal résignés jurent, jugent, prophétisent.
 -  Le corps d’armée est mis à mal.
 -  Ce fumier de Barbichu i’nous a trahis.
 -  I’rigolait quand je battions en retrait’, l’aut’jour.
 -  L’a été vu, menottes aux mains, dans une auto de gendarmes�Trombe d’automobiles  blindées. Des familles d’obus fouillent les bois à leur rencontre. Couchés sur  l’échine, nous attendons les évènements. Un avion allemand vacille sur une  aile, rejoint ses lignes vers une bagarre dont les échos arrivent jusqu’à nous.  Apparaissent des blessés du régiment qui nous a remplacé cette nuit. Certains  perdent le sang en abondance malgré les pansements enrubannés à la hâte.
 -  Ah ! Les gars qu’est- ce qu’on s’est fait mettre !
 -  Sont trop nombreux, hurle un autre. Tiens, les v’là ! Bousculade. Frisson  de foule, Branle-bas de combat...
 -  Aux armes ! Aux armes jappe un vieux cavalier à bicorne panaché de blanc�  Le général de brigade en personne ! Dressé sur ses étriers, il tournique  son épée, s’oublie au grade de chef de section. Son état - major reste tapi à  l’abri du chemin creux.
 -  En avant ! En avant les enfants En avant ! A la baïonnette :  C’et pour la France ! Le Vieux paye d’exemple, lance sa monture à l’assaut  du talus, menaçant les hommes qui s’agrippent, le cœur chaviré. Le cheval  s’accroche, tombe sur le cul, vide son cavalier emplumé dans un éboulis de  bras, jambes, de fusils d’où montent des cris de cochons saignés.
 -  En avant ! En avant ! Le général démonté, chapeau au bout du sabre,  comme à Valmy, arrive avec nous au sommet de la pente où va se jouer  l’impérissable exploit. Personne ! Une plaine triste et vide. Des flocons  d’obus à l’horizon. Personne ! Derrière nous, sur la pente, la jument du  général joue de la croupe mais son vieux maître n’en à cure.
 -  En avant ! Farfadet cyclopéen, il sautille dans les labours suivi de son  indécis troupeau.
 Le décor change. De gros  calibres s’écrasent alentour. Panaches volcaniques. La terre tremble. Un  fossé : couchez-vous! Pas de place, pas de place. Les derniers arrivés  poussent de la boule pour se fourrer sous les ventres. A gauche, un bataillon  surpris en formation compacte. Les hommes tournoient, s’écrasent.Un bond de deux cents mètres  nous porte à la lisière nord d’un bois. Les flocons jaunes, noirs flottent dans  l’air, crevés par des bouts de ferraille qui giclent dans tous les sens. Pas un  chat à l’horizon. Mais si. Les têtes se tournent. Une silhouette se détache,  là-bas, quasi immobile. Un homme statufié, insensible à la pluie infernale.  C’est le lieutenant-commandant de notre bataillon par intérim, le rude  Calotard. Aplatis, pêle-mêle, le nez collé aux souches, fusils appuyés, nous  nous croyons indélogeables. Les langues se mettent à remuer. Des tourbillons  opaques roulent soudain autour de l’isolé.
 -  Il y est ! Il est tué ! ...
 -  A ton idée ? Soixante kilos de viande contre cent de ferraille, siffle un  copain stupéfié par tant d’intrépidité. Une brise disloque l’écran fumeux.  Calotard n’a pas bougé d’une semelle du godillot. Cris d’admiration.
 - Ah, la vache ! A l’ouest, sur crête lumineuse,  des pantalons rouges trottinent autour d’un petit bois pour illusionner  l’adversaire sur notre chiffre de combattants. Deux heures durant, la même  section de chevaux mécaniques se pointe, s’engouffre dans le chemin creux,  contourne le boqueteau, réapparaît modifiant à chaque virée le port des pans de  la capote. Le dernier de la ronde laisse scintiller sur son dos un immense plat  de tripier décelant la supercherie. Les observateurs du ballon allemand  oublient de signaler cette enfantine roublardise à la voracité de leurs canons.  Une bosselure de terrain où se tapit une tranchée sous les broussailles.  Amis ? Ennemis ? Un colonel d’artillerie à nos côtés depuis des  heures, s’inquiète tout en mâchonnant nerveusement, brin après brin, une botte  de foin voisine.
 -  Voyons, lieutenant, poussez par là quelque patrouille. Le lieutenant jette les  hauts cris. � N’ai pas d’ordres � N’ai pas d’ordres, mon Colonel � le colonel  choisi alors un nouveau brin, suçote en silence. Etonnement. Ce sont bien deux  zouaves qui arrivent de la tranchée en clopinant.
 L’un braille à tue-tête des  chants difficiles à comprendre, l’autre nous assure qu’il ne sait rien, pas  plus que d’où il vient. Allées et venues de galonnés d’état-major inquiets pour  leurs montures. Progression de mitrailleurs, de leurs mulets porteurs qui parfois  s’échappent, s’ébrouent, pétouillent, ruent pour mieux recenser leurs  chargements jusqu’à ce qu’un éclatement surprenne leurs vieilles oreilles mal  accoutumées à ce tintamarre. Un blessé fuit en soutenant sa mâchoire pendante.  Cela devient malsain. Sous leur ventre, tels des chats surpris, les hommes qui  ont perdu pelle et pioche, creusent le sol avec leur quart, leurs couteaux,  rejetant la terre à pleine mains. Les balles miaulent dans les feuillages.  Accalmie� Mirettes à l’affût. Mais oui, ce sont des Franz�se qui s’ébattent  près de la tranchée mystérieuse. Va et vient d’hommes. Du bois tourniquet sort  une civière à la rencontre d’un obus qui envoie au ciel les quatre infirmiers  et leur blessé. Le colonel mâcheur de foin n’est plus à nos côtés !
 Incohérent spectacle depuis  des heures !
 En sortant un peu le cou de  nos carapaces, nous apercevons, là-bas, à trois ou quatre mille mètres des  lignes ténues de tirailleurs qui montent, qui descendent, remontent comme à  l’exercice. Qui sont ces gens-là ? L’Allemand s’offrirait-il cette  fantaisie à la gueule de nos 75 ? La bagarre se déroule-t-elle ici ou  là-bas ? Personne n’y comprend rien. Gradés et sans-grades ne savent que  penser de cet inextricable puzzle, quand vingt combattants sortent soudain d’un  hallier, mains aux poches, pipe au bec. La nuit approche d’ailleurs. Déjà des  groupes voisins retournent en ordre dans le village, telles les compagnies de  paix regagnant leur caserne avant le quartier libre et la soupe. Impression  fugitive qui s’efface devant l’image des morts de ce jour sans gloire.
 Au loin, de l’autre côté de  la Meuse, l’artillerie française enfin éveillée mord à plein flocons gris dans  la verdure. Si seulement on avait vu un Boche ! bougonne Durillon. Aux  abords du patelin les groupes éclatent, emmanchent des ruelles au hasard  chassant le cantonnement - rare - du fait qu’artilleurs, canassons épuisés,  recrues d’arrière sont déjà là depuis belle lurette. Des deux côtés de la  chaussée, tas de crottins, boyaux de vaches abattues, blessés à l’abandon,  s’amoncellent. Des ribambelles de caissons, de carrioles, de canons se serrent  dans des jardins piétinés sous le feuillage anémié des pommiers qui les abrite  de l’œil d’avion.
 Nous attendons stoïquement  le retour des fourriers, de leur coin de grange choisi pour le repos de nos  abattis. Le reste d’habitant, hébété, charge ses hardes sur l’ordre de  décamper. L’invasion est à sa porte. La cinquième, en avant ! Happés par  un porche, c’est la course au bon coin.
 Le fonctionnaire caporal,  Alsacien hier encore feldwebel chez ceux d’en face, fulmine contre l’obscurité,  le ravitaillement en panne. En attendant, distribution de 120 cartouches par  personne : les fusils mangeront à leur faim. Les équipements choient sur  le sol. Des pieds douloureux s’extirpent des godasses, tout pâles à la lueur  triste d’une maigre bougie. L’Alsacien se fâche : il n’admet pas ce  déshabillage à un demi-kilomètre de l’ennemi. Nous restons donc boudinés dans  notre attirail, fusil sous la main, ventre creux, cerveau farci d’émotions neuves,  Dormir !
 La canonnade triture plus  intensivement la forêt proche cherchant de problématiques batteries. Paraît  qu’on aurait agencé des canons en bois, pour tromper l’adversaire - de là cette  débauche� Dormir! Par les rues boursouflées de cailloux déboulent des attelages  multiformes. Carambolages, cris, jurons. Mille pattes ferrées cliquètent au  sol. Le bruit augmente. Des mulets agonisent sur le pavé gluant de mouscaille  et de sang. Hurlement d’hommes, de bêtes, frappées à mort. D’un canon en marche,  les servants bondissent pour s’aplatir au sol. Dans la nuit une voix  casernicole beugle.
 -  A cheval ! Nom de Dieu� A cheval ! Huit jours de prison. A  cheval ! Mes apeurés traversent l’âcre fumée, sautent en selle. Le torrent  continue sans s’inquiéter des touchés par la salve encore chaude�
 -  Debout ! Debout ! Tout le monde dehors !
 -  En avant !...
 Une courte marche. L’aube  naissante. Des maïs chevelus haut-perchés craquent, cognent nos genoux dans ce  champ sacrifié. Le colonel, sur son coursier, longe mélancoliquement ses  bataillons crasseux. Se raidissant, il commande des évolutions ordonnées à son  troupeau ahuri � pour reprendre du poil de la bête. Alsaciens, réservistes,  volontaires, inaptes à ces parades de garnison, virent à contre-sens. L’ex  feldwebel, dressé à l’allemande, court, jappe, cognotte du poing à tort et à  travers. Un capitaine crève d’un rire impossible à réprimer. Tiens, encore  là ! Nous qui pensions l’avoir " oublié " en Belgique.
 -  Portez armes ? Qu’es aco ? Sans doute " Présentez armes " !  Indécision ! Les uns jettent leur fusil sur l’épaule droite. Les autres le  tiennent à mi - corps. Deux patriarches du volontariat le présentent comme un  cierge entre les mains d’une enfant de Marie. Les Alsaciens, naturellement,  portent l’arme à gauche, à la prussienne, le colonel se fâche.
 -  Reposez, armes !
 -  Au temps, portez armes ! répète le vieux commandant. Indécision,  affolement. Une haie de baïonnettes vacille à la recherche de la place  réglementaire, ce qui conduit au paroxysme le dépit du Colon. Tant pis. Trois  clairons vibrent de tout leur cuivre. En colonne et " en avant " vers  l’arrière, ironie. Une cavalerie aux éléments dispersés protège notre retraite.  Un vague brouillard qui traîne dans le secteur facilite notre dérobade. Faisons  vite. Un monde mal intentionné fonce à nos chausses. Des voix grognent.
 -  Qu’est-ce qu’on fait ? Où on va ?
 -  A Verdun répondent les officiers.
 Vous ferez le café au  prochain village. L’espoir d’aller se mettre à l’abri derrière les murs de la  forteresse calme nos appréhensions. Le bruit court que le corps d’armée a priorité  vu qu’il a le plus souffert. Baucheux, le cabot- instituteur, se gausse de  notre candeur. Il nous assure que nous reculons " sur tout le  front ". Sur tout le front ? Est-ce qu’on se bat ailleurs  qu’ici ? Evidemment, nous savons bien qu’en Russie, qu’en Alsace, voire  dans le Balkans, ça guerroie. Mais en France ? " Y’a que nous qu’on  se bat ", réplique Fouillenbois avec conviction. Baucheux n’insiste pas.
 Des tourbillons de fumée  annoncent un village où des cuisiniers doivent encore opérer. C’est notre tour.  Sachets de café, sachets de sucre, boules de son apparaissent avec le matériel  de campement. Déjà les flammes poussent, grimpent, s’étirent par-dessus les  foyers improvisés. Malédiction. Notre chaufferie s’est fait repérer. Une volée  d’obus de tous calibres châtie notre inconséquence. On repart. Une fatigue  morne, aggravée de fringale, s’empare de nous. Si seulement il nous était  loisible de poser nos fesses un instant pour tortiller le pain sauvé du  naufrage. Rien à faire ! Le repos théorique au bout de cinquante minutes  n’est plus que carotte de métal devant un alléché. Les épaules s’engourdissent  sous la morsure des cuirs du sac que l’on catapulte à chaque minute avec un  frisson de chair. Bon sang, qu’il est lourd ! Et ces saloperies de cartouches !  Alors l’instrument de torture va discrètement rejoindre ses frères qui  jalonnent le fossé. Nous traversons la vaste campagne où rôdent quelques  bestiaux l’air absent. Deux bourricots nous font escorte sans éveiller le  moindre quolibet. Personne ne parle. Front tendu, mâchoires serrées, tout  l’effort est dans les jarrets qui assurent la mécanique et indispensable  foulée. Toujours plus vite !
 -  A midi nous livrerons bataille, promet le sergent Finette. Nous ferons  brutalement volte-face. Il nous annonce aussi le jumelage des 5� et 7�  compagnies. Les hommes proposent, les pertes disposent. Le lieutenant  Bellejambe en prendra le commandement�
 -  Halte ! Demi-tour ! En tirailleurs ! Couchez-vous ! Nom  d’une pipe, qu’on est bien dans les betteraves qui se moulent aux tripes. Face  contre terre, un divin engourdissement nous saisit. Quelques ronflements  montent aussitôt de la masse vautrée. Ma bouteille d’alcool de menthe, promue  " bien commun ", mouille les lèvres de mes compagnons d’armes. Sous  l’estivale fournaise, coincé à une bavure de terre, mon esprit vagabonde,  éructe mille idées sans liens. Je m’assoupis à moitié, revois les images de la  course cycliste Bordeaux-Paris, devant Saint Paterne, Orléans. Un cercueil se  hisse sur la voiture des morts. Un coureur en trombe heurte, renverse dans son  élan forcené, la funèbre boîte. Le crid d’horreur de l’assistance me sort de ma  bienfaisante torpeur. Silence prodigieux, à peine troublé par le bruissement du  feuillage. Deux sous-officiers accroupis discutent sur notre position  incertaine. Ils ignorent où nous sommes, s’acharnent à flairer une carte  vieille de vingt ans au moins, en viennent presque aux mains, incompréhensifs à  la lecture des hachures topographiques. Finalement, ils ne tombent absolument  par d’accord. Ces deux lapins n’ont pas l’air très à la page. Réserve,  active ? Hier ils passaient leur temps à interroger les hommes ; pour  un peu ils se mettraient à leurs ordres. Je me prends à songer à nos chefs de  mobilisation, victimes de la surprise d’il y a dix jours. Que sont devenus  braves badernes et ignorants pourfendeurs ? Le capitaine, homme paisible a  reçu l’estocade de deux grenadiers ennemis. Le lieutenant, bilieux rossard, a  été pris de plein fouet par un percutant filandreux. Le sous-lieutenant qui se  vantait, en sa qualité de journaliste, de s’être payé les champs de bataille  balkaniques, a trouvé la mort dans l’inévitable défaite qu’il nous avait  prédite. L’adjudant " mon oncle ", adipeux tourmenteur de générations  troupières, la bedaine blessée, a fini noyé. Le fils du général, l’aspirant  ténébreux, loufoque sympathique, rengagé par manie de famille, a été tué en  chargeant seul une brigade prussienne. Roulement de galops précipité. Les  betteraves écartent leur ventre rondouillard sous la poussée de nos uniformes.  Les culasses se meuvent.
 -  Nom de Dieu ! Gueule Durillon � sur le tournant.
 -  Préparez feux de salves !... Hausse 600�Joue� Halte� merde�, ne tirez  pas ! Ce sont des Français, des artilleurs, signale le télémétriste  mitrailleur. Il était temps. D’où diable sortent-ils ? Ferraillant,  jurant, cette sacrée batterie nous croise en se défilant vers l’arrière. A sa  suite nous reprenons une rebroussante marche saccadée sur la chaussée brûlante.  Des chasseurs cyclistes aux fesses douloureuses viennent à notre rencontre,  nous frôlent de leurs cuisses en canard pour aller à leur tour prendre la queue  du cortège. Une côte se présente à nos jambes raidissantes. " Y’a de la  goutte à boire là-haut ", chantonne une langue pâteuse. Une ferme. Halte.  Le ravitaillement est à nos ordres. Viande, pain, conserves jaillissent des  voitures pour nous tomber dans les bras. �a ne va pas encore assez vite. Pas de  temps à perdre. On plonge dans le tas. Nous n’avons pas même remarqué la  disparition de tout ce qui gravitait autour de la ferme pendant que nous nous  ravitaillions. Trains de combat, équipages divers, tout s’est carapaté dans le  dédale des bois environnants� jusqu’aux chasseurs cyclistes qu’on aperçoit  pédalant à plein mollets pour se mettre " en potence " en aval de la  ferme. Risque pour risque, nous ferons la soupe, dussions-nous être surpris au  festin. Un boqueteau voisin offre abri, ses brindilles mortes qui vont pétiller  d’abondance. Blocs de viande poussiéreuse, pommes de terre en robe crasseuse  commencent à polker dans l’eau qui tressaute à la léchure des premières flammes  improvisées. Recueillis comme devant des icônes, nos nez s’épatent à la reniflade  des savoureux arômes. Une fusillade violente.
 -  Quoi qui gn’a, quoi qui gn’a ? Jappe Durillon. Saut dans le fossé, l’œil  se hasarde. Les cyclistes mitraillent l’azur. Au-dessus de nous, à cent mètres,  un Taube plane, rapace noir. Il tourne, fait mille grâces puis se propulse à  tire d’hélice non sans landes quelques fusées-signal. La pétarade cesse.  L’incident paraît clos. Un capitaine prétend avoir montré son poing à  l’aviateur ennemi, " comme ça, à la française ".
 -  Le Pilote m’a certainement vu. J’étais seul au milieu de la route�  Félicitations à la ronde. C’est une victoire. Cinq, dix minutes passent  euphoriquement. Crevant le ciel, de sinistres hululements. Fracas terrible.  Arbustes, branchages dansent la gigue. Des blessés galopent ou râlent. Le  faucon noir a indiqué la bonne hausse.
 -  Aux armes, aux armes citoyens ! Bon dieu de merde ! Où ça cogne le  plus fort, c’est là qu’il faut aller repiquer nos fusils. Bonds désordonnés  sous l’averse de shrapnells. Les percutants disloquent la glèbe. Le capitaine,  qui a montré son poing " à la française ", surpris sous la futaie en  train de pondre, court vers son sabre, tenant sa culotte à deux mains. Maîtres  de nos flingots, nous fonçons de nouveau sous les arbres, direction la route.  Passant en bordure des marmites, j’agrippe une anse brûlante dans ma cavalcade.  D’autres piquent à la baïonnette des morceaux de charogne gros comme des  cuisses et se cavalent en mordant à la même chair et son piteux dégoulis.  Pinton, qui changeait de nippes, progresse pieds et torse nu, les bras gonflés  de son attirail vestimentaire. Les blessés geignant s’accrochent aux valides  qui grognent. Porteurs de mangeaille et infirmiers bénévoles atteignent le  chemin empierré. Le tir s’allonge ! Gare ! Tous à plat ventre !  Bras encerclant la tête, anus comprimé. De la ferme sort en trombe une carriole  bourrée de matelas et de gens fuyant in-extremis au souffle de la canonnade. La  voiture aura-t-elle le temps d’arriver jusqu’à nous en évitant les marmites qui  tombent dru ? A coup de reins le cheval blanc allonge, allonge. A  nous ! D’un bond nous traversons la route. Au même instant une volée  d’obus se plante face au canasson. L’animal se cabre, secoue fébrilement ses  pattes, s’abat en basculant par-dessus bord sa cargaison de choses et d’êtres.  Jeté bas, avec ses parents, dans la culbute de la voiture, un moutard de trois  ou quatre ans reprend seul le chemin de la ferme solitaire. Des soldats  s’affairent autour de la carriole en capilotade d’où ils extraient des oies  vives qu’ils fixent à leur ceinturon puis galopent sous les pots de fer dans un  tourbillon de plumes et de pattes vengeresses. La gorge desséchée par ces  minutes trépidantes, je me sens ému en cherchant à tâtons les formes dures de  mon flacon de menthe, seul réconfort accepté par mon estomac contracté.  Tonnerre ! Bouteille de menthe et musette ne sont plus que hachis  lamentablement secoué au bout de la bretelle. Rien vu, rien senti. Joyau, au  nez emporté par la ferraille. Dupré, au front troué, ont l’air d’avoir plongé dans  un égout d’abattoir. Le capitaine au poing " à la française ", déjà à  cent mètres, court dans les chaumes tenant toujours sa culotte que la rapidité  des événements ne lui a pas permis d’ajuster. A son dos pendille sa liquette,  panache jadis blanc auquel nous nous rallions en traînant la patte. Rompus par  ces galopades, nous retrouvons la pierraille routière, les pommiers qui la  bordent. A l’abri du ravin, le chef du bataillon et son adjoint Cambuson, yeux  fronçillant devant notre indifférence, veulent secouer notre tas d’engourdis.  Hâtif regroupement des unités. Attention pour l’exercice.
 -  Lignes de sections ! Face à la route ! ... Baïonnette au canon !  Tonne le sous-lieutenant Bellejambe.
 -  Baïonnette-canon ! ordonne Bellejambe tout troublé de tant de précision.  Fureur de Cambuson.
 -  Baïonnette-on ! Baïonnette-on ! Recommencez ! Apostrophe  Cambuson.
 -  On doit dire�. on� on. Baïonnette�on�on�on !
 Vous entendez lieutenant,  c’est le nouveau règlement ! Bellejambe se fâche, rougit, rugit, ce qui  nous permet de dormir debout cinq bonnes minutes. Flasque comme nouille cuite  sur son cheval de fiacre, ficelé dans sa tenue de 14 juillet, le capitaine de  réserve, chef de bataillon, roupille à l’unisson. Coupant court à ces  loufoqueries, les obus de toutes espèces se remettent à tomber. Le capitaine et  sa jument sortent de leur torpeur. Cambuson ébauche soudain une pathétique  harangue.
 -  Messieurs, messieurs ! Une sueur froide m’envahit ; les baïonnettes  oscillent, les hommes s’interrogent d’un regard glissé. Il a bien dit " messieurs " !  Car il le répète. Quelle félicité pour nous. Nous en tombons presque sur séant.  Cambuson poursuit :
 -  Le combat va s’engager� crête militaire� contre-attaque� tapons dur. Sur cet  avant-goût de sacrifice, en avant ! Il nous reste peut-être encore une  heure à jouir du ciel vu d’en bas avant d’y élire domicile pour l’éternité. Un  dernier regard sur dix petites choses de rouge et de bleu vêtues,  recroquevillées, inertes au flanc de la route. La compagnie bourrée de  cartouches avance sur son chemin de croix, lourdement, dans un quasi-silence.  Mon voisin tripote furtivement un chapelet. Un autre tasse des cailloux dans  son portefeuille pour se protéger le cœur. L’un des piqueurs d’oies marche au  canon avec sa proie qui perd ses plumes, braille à bec ouvert.
 -  Si seulement on avait la vie aussi dure que c’te volatile, commente le sergent-  major qui depuis ce matin trimballe sur l’occiput en guise de bouclier une  énorme cuvette de fonte prélevée Dieu seul sait où. Personne, pourtant, en ce  solennel instant, n’a le cœur à rire de ces précautions. Le lieutenant a bien  installé, dans son képi, une boîte à conserves soigneusement aplatie. Un blessé  allemand, capturé ce matin, cachait sa panse derrière une cotte de mailles. Un  ordre :
 -  Manger ! Tout se passe au commandement. Ne nous a-t-on pas mis déjà dans  l’obligation de pisser en marchant �
 -  Manger, Quoi ? La boustifaille du marin a été semée avec les gamelles tout  au long de nos évolutions décousues. Quelques-uns se prennent à grignoter  nerveusement pommes vertes, biscuits, re-pommes. Quelques autres ne veulent  rien savoir :
 -  Tu comprends, si j’étais blessé au ventre � A un coude de la route se dresse  soudain une maisonnette au mur de laquelle, à l’anneau, piaffent deux chevaux  superbement équipés.
 -  �a pue le général ici.
 -  Face à gauche ! En tirailleurs ! Une haie épineuse. Il faut quand  même passer. Coups de pied, coups de crosse nous ouvrent quelques maigres  coulés où de gras réservistes restent prisonniers de ronces tenaces comme  lièvres solognots dans des collets maigres. Les croquenots bousillent  platebandes de céleri, cloches à melons. En avant ! Pour l’autre rive du  potager !
 Encore une haie à détruire  et � des boîtes de paille. Ces paysans ont de drôles d’idées. Coups de crosse.  De la paille s’échappent des masses bourdonnantes. Gueulantes. Les abeilles se  vengent. Cent hommes se ruent, se heurtent, se renversent. Les mouches à miel  se calment. Trente secondes ont suffi pour transformer la paisible fabrique à  légumes en capharnaöm. La haie franchie : champs vides, sillonnés de  tranchées individuelles. Remontent-elles à 1870 puisqu’il n’y a personne devant  nous, sauf les Allemands. ? Notre ligne de tirailleurs ondule comme un  serpent inquiet. Ici dix hommes s’entassent. Là, un homme tous les cinquante  mètres. Nous tombons au revers du talus d’un maigre ruisseau. �a alors !  Toute la lisière est imprégnée de merde fraîche. Sans cet inattendu, la  position serait excellente. Une vraie tranchée. Finette en est exaspéré. A nos  côtés se pointent mitrailleurs et mulets. Ces derniers réfractaires au saut du  ruisseau. Les servants tirent les brides à s’en tordre les poignets. D’autres  poussent les bêtes au cul. Rien à faire. Pour corser l’affaire surgit en trombe  une escouade d’obus de campagne. Du coup les mulets se collent sur le dos, font  camarades de leurs quatre pattes, ne veulent pas mourir encore.
 -  En avant ! Un long bond. Halte ! En carapace !  Foumroumpoumpoum ! Laissons passer cette réception. Nouveau bond qui nous  porte au taillis en avancée du massif boisé. A droite un groupe se rapproche.  Des Franz�se d’un autre bataillon qui viennent de tirailler pendant un quart  d’heure.
 -  Ah, mes salauds ! Qu’est-ce qu’on leur à mis ! Un de ces braves  assure avoir brûlé sa trois centaines de cartouches. Leur jactance ne nous  trompe pas et nous sentons fort bien leur trouble à les voir rôder parmi les  souches pour poser culotte. Que de derrières en activité ! Pommes crues ou  trouille ? Un adjudant scrute son épée sanglante et ne comprend pas d’où  sort ce sang : Ordre :
 -  Tournez le bois par la gauche ! Nous débouchons sur une crête aguichante  atteinte après une pénible grimpette. Quel magnifique champ de bataille �  possible. Un colonel d’état-major en jubile. Nous les soupçonnons d’avoir  présidé au choix de ces positions.
 -  Ah ! Ah ! Mes aïeux ! S’exclame-t-il avec ardeur, en se grattant  le reniflard. Ah ! Ah ! Mes aïeux ! Sa jumelle sonde le  large : bois, village, église, vallon coupé de routes, obstrué de haies,  les crêtes nord, la ferme et son mur à créneler. Rien n’y manque, même pas le  soleil d’Austerlitz. Le bois que nous avons contourné sert maintenant de  reposoir à une torchée de gros obus en goguette. Des arbres géants se dandinent  comme des quilles avant de s’étaler sur les hommes du premier bataillon.
 -  A nous la 5� ! Pour un bond ! Tous à croupetons, genoux sous le  ventre ! Hop ! On y va � En plein découvert, ma mère ! Cinquante  mètres de plus direction l’Allemagne. On ne voit rien sinon les gerbes des 75  qui à plein débit pilonnent le coteau d’en face. Tsé ! Tsé !  Tsé ! Clac ! Clac ! Tsé ! Mille balles chantouillent à nos  tympans sensibles. Chfuit ! Chfuit ! Chfuit ! Les assassines  nous frôlent, gambadent autour de nos carcasses. En voilà une qui a enfoui son  museau froid comme un coup de trique en plein dans mon sac. Celle-là perce la  crosse de mon fusil et mon bidon d’où l’eau chaude gargouille pour asperger ma  hanche. Impression de sang qui pisse. Soudé au sol, le bonhomme à ma gauche se  ratatine, se pelotonne, vrille son nez dans la terre, serre son crâne contre le  soc de la charrue qu’il a transbahutée avec peine depuis le jardin aux insectes  piqueurs. Fier gaillard pourtant que ce redresser du 1� mai qui nous contait il  y a quelques heures à peine comment on bousculait les civils à coups de pied et  de casse-têtes, comment on traînait les femmes par les chignons, etc� Ici il  geint et se fourrerait dans le colon d’un rat si cela devait lui assurer le  salut. Obus sur obus débarquent comme pluie de grenouilles, crevant les chairs,  broyant les os. Un officier éventré me sert de rempart. Quelle curieuse chose  que ce champ de bataille. Pas d’adversaire visible. Où est le Prussien ?  Inutile d’user ses cartouches. Le règlement est formel.
 -  Quand on ne voit pas le gibier, faut pas tirer, disait le sergent Bedoufle. Par  contre, à portée de regard de myope, les Français gigotent sur l’herbette dans  leurs extravagantes livrées d’écrevisses cuites. Naturellement il me vient à  l’esprit l’image de cette commission de bedonnants experts qui s’était  transportée sur le champ de manœuvres pour juger de la visibilité des nouveaux  uniformes préconisés. Le rouge en était complètement banni. Un général avait  alors laissé tomber cette froide et définitive sentence :
 -  Un soldat français sans pantalon rouge, c’est comme la plus belle femme du  monde sans poil au c� Et le pantalon rouge resta. Nouveau bond ! Galopade  réduite ! Où sont donc ces irrésistibles bondissements prévus dans les  manuels de fantassins au combat ? Les balles pleuvent comme grêle  faucheuses. Des corps roulent au sol en de grotesques clowneries. Les  possesseurs de sacs, les heureux, s’en font de dérisoires boucliers. Tous n’ont  pas la chance de Durillon dont le ventre est enfoui dans la concavité de sa  cuvette de fonte et qui joue à la femme enceinte courant à couche prématurée.  Dernier bond cependant fameux même si nous avons laissé de la bourre. Le  policier 1� Mai n’est plus là. D’autres non plus. Tués ? Blessés ?  Cachés ? Un coup d’œil en arrière : de petites choses sombres que les  obus se retournent comme des escalopes. Des estropiés se traînent en  cul-de-jatte. Une ligne de tirailleurs progresse vers la droite. Flammes  vertes, roses lèchent un coin du village où les obus de chacun se donnent rendez-vous  pour une gigantesque sarabande. Ventre à l’humus, côtes à côtes, palpitant  comme métronomes déréglés, alignés comme à la morgue, on est encore dans le  coup.
 -  Devant vous un clocher ! Vu ? ...
 -  Vu� Vu� Vu� Vu !
 -  A deux doigts à gauche du clocher, à mi-hauteur une haie � Vu ? Vingt  mains se portent au quillon du fusil
 -  Attention ! Je répète. Faites passer � serine Durillon guilleret. Un  garçon épicier répète tout de travers. Il prétend voir la Sainte Vierge. Le  sergent-major qui en a plein les oreilles interpelle le délinquant. Rien à  faire. C’est un " tapé " subit que nous abandonnons à ses jérémiades.  Bon sang ! La jumelle a vu juste ! A deux doigts du clocher, ça bouge  manifestement derrière d’équivoques verdures. Plus loin, de Commanches font de  la reptation dans les blés et les avoines. Plus de doute possible : les  pousse-cailloux des sections prussiennes dont une partie dévale, fesses à la  glaise, un vertical layon ! Le braconnier solognot torche une humidité  dans l’œil.
 -  C’est pas la trouille mon gars, mais ça me fait drôle de jouer les  Pruscos !
 -  Hausse 650, 650, 650. Feux de trois cartouches� Feux ! Quel effet ?
 -  Hausse 600, par salves ! A mon commandement, Feux ! Là-bas ça  s’agite. La hausse est bonne. Mais ceux du bas avalent la distance, pas pour  nous féliciter.
 -  Attention ! Sur ceux du sentier ! Feux à volonté. Le Solognot,  professionnel du fusil, se croit en battue officielle tant ses étuis voltigent  dans les betteraves impavides. Le soleil cuit le dos. L’acier brûle les mains.  Les visages ruissellent. Gorges rêches. Bidons vides. A boire. A boire !  Un éclat large comme la main vient s’affaler sur ma hausse. Les faces suantes  s’arrachent une seconde à la terre. Les yeux fouillent le terrain palpitant.  Nos bras-pistons manœuvrent les culasses mobiles.� Mille abeilles de fer foncent au malfaisant  labeur. A 200 mètres devant oscille une meule de paille.
 - �a  pouge là-tetans. Feux, feux, feux ! Tout le monde commande. Tout le monde  hurle. Une nichée d’allemands prend son vol au ras du sol direction un proche  remblai. Des mitrailleuses gloussent sans répit. Feux ! Feux sur la fenêtre. Pim ! Pim ! Pim !  Pim� dans le rectangle meurtrier. La bavarde va papoter ailleurs. L’autre  mitrailleuse agrippée au clocher comme un chat à son tronc de pommier dégringole  avec le porte-cloches sous les hennissements têtus des 75. La voie semble  libre.
 -  On avance ? Oui ? Non ? Oui ! En avant !
 Les obus qui nous précèdent  tissent leur marée métallique.
 -  Couchez-vous ! Nous nous cherchons, serrés en moutons sous l’orage !  La chaleur du copain nous empêche de nous sentir seuls. Nous ne sommes plus  qu’une douzaine à représenter la section. Baucheux, avec un Oh-là-là tragique,  a sombré dans les betteraves. Cardot a crié :
 -  J’en ai dans le buffet. Les autres n’ont rien dit. Pas le temps de s’attendrir.  Notre tour viendra. En avant !�  Perçant la fumée environnante, hurlements d’assaut.
 -  A la baïonnette ! En avant ! A la baïonnette ! Qui a lancé cet  ordre ? Il y a donc encore des chefs ! Les hommes gris, d’en face,  chargent.
 -  En avant, ouah, ouah, ouah ! Durillon a envoyé rouler sa cuvette. Sabre au  clair, il gueule et court écartant les cuisses en cavalier prostatique.
 -  Ouah, ouah, ouah ! Kraft ! Kraft ! Baoum ! Bang�Explosions.  Sifflements. Pétarades. Déluge. Tonnerre sur la tourbe rugissante. Les deux  adversaires prêts à s’encorner tournent bride en une fuite éperdue. La grosse  artillerie allemande brusquement démasquée à l’instant où les 75 se  refroidissent un peu, dresse de toutes ses pièces une infranchissable barrière  d’acier. Pantalons rouges, casques à pointe, tourbillonnent dans des geysers  fumeux, culbutent, braillent, dégueulent leurs tripes. Les rescapés galopent.  Un tronc humain rampe à mes pieds avec ses résidus de jambes.
 -  Je voudrais être crevé ! Soliloque un grand diable aux pansements  vermillon qui n’a plus que mauvais pantalon et chemise. L’instinct lui a fait  bourrer les poches de cartouches. Deux déprimés geignent comme des gosses. Les  plus lucides vocifèrent contre notre artillerie qui se tait. Un rouquin me crie  mieux connaître son métier de boulanger que celui de fantassin. Enfin, la corne  du bois protecteur ! Nous nous consolons de l’échec de notre charge  furieuse quand nous apprenons qu’un ruisseau perfidement caché dans les hautes  herbes au dernier instant aurait rendu nos baïonnettes trop courtes. Exceptés  deux ou trois subalternes, entourbillonnés dans notre horde, aucun supérieur  pour nous montrer ses moustaches. Nous parcourons de douces ondulations pour  nous heurter au commandant du 2� Bataillon qui traîne solitaire sous les  pommiers en fumant la pipe, attendant des nouvelles de sa troupe en vadrouille.  Le commandant nous aide à cueillir les fruits. Il écoute avec une visible  satisfaction le récit des faits d’armes dont certains l’abreuvent.
 -  �a marchait bien les enfants� �a marchait bien � sans ces maudits obus� Et de  croquer à belles dents dans sa verte récolte.
 Poussons donc l’audace à  nous asseoir en rangs d’oignons tandis qu’une ligne de diarrhéiques macule le  pied de la haie voisine. Brefs instants de douce détente avant que ne débouche  le général de brigade, le Vieux à plume blanche. Pas un officier à ses chausses  mais un quarteron de pleurnichards qu’il a pincés loin de tous en flagrant  délit de retraite accélérée. Les malheureux font protestation de leur  dévouement, accusent l’artillerie, les voisins, les morts. Celui qui crie le  plus fort n’est autre que le policier-boxeur disparu depuis des heures de la  ligne de feu. Le général n’entend rien, ne veut rien entendre. De nouveau, chef  de section, suivi de son troupeau confus, il pousse sa jument sous les  frondaisons, avance droit aux chiasseurs, les exhorte à se reculotter, à  marcher au combat. Presque aphone, dressé sur ses étriers, le Vieux proclame la  revanche.
 -  2 septembre, 2 septembre !... La revanche de Sedan !... En avant les  enfants !... Une branche catapulte son bicorne dans les bruyères qui  conservent la plume blanche. Accourt le lieutenant, adjoint au chef de  bataillon. D’où sort-il ? Le bougre n’a pas l’air spécialement ému �  Quelques menaces aux chefs de section :
 -  Pas la peine de reformer les unités � Pas de temps � colonnes par deux, en  avant, pour ravitailler la ligne en munitions � Prendrez les cartouches au  caisson, derrière le bois� Marche ! C’est bref ! Tout le monde a  compris sauf � le général qui continue de piailler la revanche, avance dans le  sens contraire à la marche puis se ravise pour galoper en tête.
 -  Décidément, ils ont juré de nous faire tuer �crache une voix colérique. Le  cortège s’engage dans un bocage. Tiens ! Tiens ! A l’abri d’une  mignonne clairière le Colonel ! D’autre Colons ! Une nuée  d’officiers ! Un vrai concile de pingouins. La vue du vieux général  convoyant leurs hommes vers la ligne de feu les plonge dans un bel étonnement  sans les tirer de leur perplexité.
 Caisson. Ravitaillement.  Interminable distribution. Quelques hommes de queue en profitent pour  rétrograder sous bois et nos loustics reprennent intérêt au caisson  munitionnaire. Un cheval qui piétine ses tripes s’assoit enfin sous le coup de grâce.  Voûtés sous les kilos de cartouches, nous nous traînons lourdement vers une  imprécise destinée.
 -  Couchez-vous ! Couchez-vous ! Devant moi un chêne touché dans ses  séculaires assises par une fulgurante, bondit dans l’espace, ses grands bras  étreignant le soir qui tombe. Des mitrailleurs saxons défendent l’un des murs  de la ferme là-bas comme si c’était une propriété personnelle.
 -  Avancez ! Mais avancez ! Tas de salaud, froussards : vocifère la  voix d’un colon d’état-major, recroquevillé dans le fossé de la route.  Double-mètre. C’est Double-mètre, fameux dans notre ville de garnison autant  par sa taille que par sa méchanceté professionnelle. Revolver au poing, le  dogue menace quiconque tenterait à son exemple de se garer du flot des balles.  A ses côtés, à ses ordres, caché derrière un arbre, un fantassin pointe son  arme sur les hésitants. C’est encore le policier-boxeur. Comment a-t-il  récupéré cet emploi malpropre qui l’aide à abriter sa charogne. Un réserviste,  dans sa course en avant, casse son bandage herniaire et reste cloué au sol par  son infirmité débordante. Aussitôt les deux compères surviennent et à quatre  pattes, prêts à un assassinat pour l’exemple. La vue de nos fusils, subitement  intéressés, invite les deux larrons à regagner leur repaire.
 Mais ces cochonneries de  capons zélés sont du plus désastreux effet sur des hommes qui en oublient la  guerre pour parler de tirer sur ce nid de vipères qui veut racheter son  impéritie par des canailleries satrapes.
 Il faut le raffut du canon  pour détourner leur haine qui grandit. Mon fardeau cartouchier lessivé, je me  retrouve allant de l’avant dans un salmigondis - ahanant sous l’effort - de  fantassins de tous crus, de chasseurs à pied et de coloniaux. Un Saint-Cyrien  ganté court en guidant cette salade arlequinesque. Courte progression. Brutal,  un éclair. Kraft ! La volée de shrapnells s’est vidée sur nous. Des  copains dégringolent.
 -  Plus vite : Plus vite ! S’égosille le Saint-Cyrien sans remarquer le  barbouillis sanglant qui recouvre son épaule et sa manche.
 -  Monsieur l’aspirant, vous êtes blessé ? L’interpellé se regarde, voit le  sang, pâlit, s’affale au sol, roule sur le dos en hanneton. De sa gorge monte  une héroïque litanie :
 -  Je meurs content, c’est pour la France ! Je meurs content, vive la  France !
 Il a quelque chose  d’empoignant, ce chant du cygne. A croupetons, au chevet du martyr, nous vivons  une émouvante minute.
 -  On ne va pas le laisser comme ça, décrète un colonial qui, d’un coup de lame à  virole, dépouille le moribond des parties ensanglantées de l’uniforme, pour  essayer un pansement. Stupéfaction ! Quelque massacré de la dernière  bordée à dû fournir le matériel liquide. Le Saint-Cyrien, ravigoté d’un coup,  retombe sur le cul, pâmé de honte. Il a tort. Nous nous foutons de ce sot  amour-propre. Au diable, en cet instant, les affres de l’état-major, la patrie  menacée, la veuve et l’orphelin. Il n'y a pas de paladins ici mais des bipèdes  recrus de fatigue et de soif n’aspirant qu’au repos ou à un impossible  breuvage. L’ennemi bouté hors de la ferme protège sa fuite par des rafales de  mitrailleuses. Les chapelets de balles mutilent les corps sans vie, nous  harcèlent dans les topinambours ravagés.
 Montignac lève la tête et  meurt. Cavignol, le clairon qui nous apporte un ordre, va repartir mais  s’écroule les jambes sciées. Des êtres vidés de sang, des positions biscornues,  l’œil chaviré par l’épouvante finale, soutiennent une meule de paille. L’un  d’eux à quatre pattes, tignasse au sol, traîne ses intestins. A leur tour, les  mitrailleurs allemands lâchent pied, les servants détalent affolés, offrant la  cible imposante de leurs omoplates à nos réflexes fatigués. L’un d’eux croit  retarder le moment dernier en courant en zigzag, mais est fauché dans sa galopade  de lièvre intelligent. Plus loin dans les profondeurs boisées, une génération  d‘arbres s’écroule. Nuit ! Des groupes ténébreux viennent battre les  abords de la ferme pour dénicher de l’eau. Le puits est consigné, suspect de  poison. Quatre hommes le gardent farouchement dressés sous le clair de lune.  Les disponibles vont aider les brancardiers, fouillent les coins où sont allés  s’encastrer les blessés dont les appels trouent l’obscurité.
 Un Allemand, le poitrail  percé, geint au pied d’un calvaire. On le panse. Il est stupéfait de s’entendre  interpeller dans son rude langage. Deux Alsaciens font savoir qu’il a soif.
 -  Qui a à boire ? Silence. Cambuson sort son revolver et inspecte les bidons  sous le regard du Christ en fonte� Le blessé avale son quart d’eau, ultime  réserve de l’un de nous. Débouche un groupe d’allemands prisonniers non blessés  encadrés par cinquante baïonnettes. A leur tête sautille une espèce de morveux  à monocle. Un officier ? Le passage de ces hommes gris au casque imposant  sous les rayons lunaires nous fait forte impression. Appel ! Après la  bataille, sorte de criée nocturne, jettent des chiffres, implorent, menacent.  Au fond du vallon, le village grille. Dans le lointain, le canon aboie  hargneusement.
 -  Faut que je beuve. Je te dis que j’ai trop soif ! Pleurniche Grimoire. Il  décide d’aller à l’eau vers le patelin en feu. Pendant quelques instants, je  suis des yeux son dos bosselé qui s’enfonce dans le chemin creux. Je ne le  reverrai plus. Toujours des voitures à bras qui passent, repassent, drainant  des chairs pantelantes, au milieu de paquets d’hommes glacés par la mouillure  nocturne, étendus dans les sillons de betteraves, fraternisant avec les morts.  Fuyons l’engourdissement du premier froid de cette guerre. Tout baillant,  j’arrive au sommet d’un tertre où se détachent quelques silhouettes abasourdies  devant l’horizon en feu. Tout baillant, j’arrive au sommet d’un tertre où se  détachent quelques silhouettes abasourdies devant l’horizon en feu. Des  villages lorrains dissipent au ciel leur centenaire substance. Quelques pas en  avant du groupe, un isolé statufié débute d’incohérentes paroles. J‘ai beaucoup  de peine à reconnaître Montelet, caporal des pompiers dans le civil. Montelet  est en ce moment, pour sûr, loin de la guerre. Son crâne de paysan tinte de  bruits de seaux de pompes, de haches. Impuissant devant ce fléau, il geint. Du  groupe, jusqu’à présent silencieux, partent des rires.
 En route ! L’aurore se  débarbouille. Il est dur le premier kilomètre à nos jambes ankylosées. Avec  peine nous distinguons le feuillage qui nous escorte. Nous progressons ver une  trouée claire. Une vallée sous un édredon de brouillard filasse. Le jour qui  s’enlumine nous montre les gouttes de rosée sur la verdure. Aussitôt cent  langues s’allongent pour un léchage méthodique. La colonne stoppe. Foin de  discipline.-  Si jamais les Boches arrivaient ! Ce serait du propre ! énonce le  sergent Finette qui transporte deux bidons pleins d’un mystérieux breuvage.
 -  Veinard ! ...� Finette, flairant  alors la convoitise qu’éveillent ses deux litrons, nous conseille de prendre  notre temps car il y a sûrement une arrière-garde. Mais à propos, où sont les  gradés ? Se sont-ils tous fait tuer ? Cinq cents " deuxième  classe " sont bien tombés! Ce qui semble sûr c’est que Riétri et  Ponticelle, les deux rempilés corses, ont sombré sous les balles folles. Dormez  en paix, insulaires ! Je vous haïssais presque autant que ceux d’en face,  tas de Poléons au petit pied... Un chemin en tire-bouchon nous conduit jusqu’à  un minuscule hameau où règne une fébrile agitation. En quatre pelletées, des  brancardiers recouvrent des corps extraits de la maison " poste de  secours " qui dut fonctionner hier à plein rendement. Les pelles  s’éloignent : deux pieds émergent encore.
 Halte ! La compagnie se  pose sur un terrain pentu, peu propice à l’implantation des faisceaux. Les  flingots valsent où ils veulent. Ruée vers le puits proche où une douzaine de  lascars déjà installés sont prêts à la bagarre fratricide. Inutile de  parlementer. Des cuves ramassées dans une maison abandonnée aident au partage  décent de l’eau pour préparer le café ! Quel café dans ces bacs puants et  graisseux qui fournissent à la fois le manger et le boire. Belle jambe s’en  indigne, ce qui ne l’empêche pas à son tour de jouer des mâchoires pour  s’enfiler l’horrible mélasse. Malheur ! Quinze minutes suffisent à cette  lavasse pour accomplir le périple de nos intestins mal assurés. Malheur !  Quinze minutes suffisent à cette lavasse pour accomplir le périple de nos  intestins mal assurés. Une brochette de tubes digestifs bombarde déjà le fossé  de la route. Vingt mètres plus bas, le drapeau du régiment, piqué au faîte d’un  triangle de Lebels, dort dans son étui de moleskine sous la garde d’un gradé  crotteux qui se bourre de cacahuètes. A ses pieds, un saucisson agité terminé  par une visière. C’est le colonel ficelé dans une couverture à ramages. Il  partage la rude existence de ses hommes. Durillon qui a passé la nuit à  grelotter ouvre des yeux admiratifs. Pour son chef ? ... Non pour la  couverture. Couché sur mon ventre douloureux, je tombe dans un demi-sommeil  quand une imprécise harmonie chatouille mes oreilles lourdes. J’ai entendu çà  quelque part. Où ? Mais Oui! Une nuit ! ... Les Allemands de l’autre  côté de la Meuse ! ... Nom de Dieu ! Un saut de carpe me jette sur  les genoux. Toute la compagnie m’entoure calmement. Des Alsaciens serinent sur  leur harmonica de vieux lieds germaniques. Epargnés par la colique, ils fêtent  notre succès d’hier. Les voici rassurés pour quelques heures. Le trouble  commençait à travailler ces volontaires de huit jours dont quelques-uns  appartenaient à l’active allemande trois semaines auparavant. Quels instants de  terreur vécut hier Hornig quand il repéra le régiment impérial qui retient  encore son frère !
 Colonel, aide-marmitons  grimpés sur leurs rosses foncent ventre à terre, vers l’arrière accueillant,  dans des tourbillons poussiéreux. Des colonnes d’infanterie en marche accélérée  apparaissent puis s’estompent dans le même écran gris. A notre tour, nous  reprenons le sempiternel et inexplicable repliement.-  Pourtant, s’étonne Jolicoeur, les Boches ont reçu la fessée hier. Jolicoeur a  jugé bon de jeter son képi et de le remplacer par un casque allemand. Les  Alsaciens regardent avec mépris ce Parisien couronné des aigles du Kaiser.
 -  Vite. Plus vite ! Les Boches ont repris leur course en avant. C’est à  travers les chaumes, en lignes de sections, qu’il nous faut rétrograder. Un  conducteur obstiné charge sa carriole : blessés, équipements, fusils,  s’empilent encore que déjà les uhlans patrouilleurs s’expliquent avec les  cavaliers d’arrière-garde. Nous nous préparons à faire demi-tour pour châtier  les importuns mais l’adjoint au bataillon, soudain impératif, jette :
 -  Continuez la marche !
 Le lieutenant Bellejambe a vibré  sous l’outrage et nous assistons à une altercation semblable à celle qui mit  aux prises ces deux officiers l’an passé à la caserne. Cambuson s’éloigne au  galop de sa monture. Nous continuons la promenade imposée, l’arme au bras,  comme derrière un corbillard. L’allure nous laisse tout loisir de nous observer  les uns les autres. Torlequin, petit-fils d’un Gravelotte, propose d’incendier  les meules convoitées par l’ennemi. Il en crame une aux cris de :
 -  Encore une que les Prussiens n’auront pas ! Et manque d’être assommé par  les paysans de la compagnie. Le lieutenant Bellejambe ne s’intéresse plus à  rien. Tout à son altercation passée. Il rumine, rumine. Tout à coup, il  explose :
 -  Moi un homme du monde. Moi un officier de valeur, me faire donner des ordres  par ce rustre, par ce croquant mal dégrossi�
 D’une langue qui gagne en  verdeur, il démolit son prestige d’officier et nous laisse deviner son âme de  pauvre bougre jalouse à crever de la bonne fortune du copain qui a droit à � un  cheval. Je suis bercé par cette homélie vengeresse et dors en marchant pendant  quelques kilomètres. A quoi bon faire écho à ce salarié de la revanche. Si  quelqu’un se sacrifie entièrement, ce n’est certes pas lui.
 Sur le sommet de Montfaucon,  un régiment français, surpris en formation de route par une tempête  d’explosifs, se disloque. De petites poupées bigarrées s’éparpillent sur les  versants, derrière l’écran de fumée bleuâtre. Durillon paraît interloqué. Se  croit-il donc aux Grandes Manœuvres ? Mais aussitôt ressaisi :
 -  Marchons mes amis. Marchons. Nous ne pouvons rien. Chacun son rôle. Chacun son  tour� J’ai toujours eu de la sympathie pour ce vieux " rempilé " qui  n’a jamais su punir personne et fait montre d’un caractère égal à la guerre  comme à la caserne. En dépit de ses deux pieds mal rabotés, qui lui valurent  cette appellation, il porte sabre et sacoche avec beaucoup de majesté. Une  bedonnante sacoche bourrée de documents de la compagnie. �a n’est plus un  combattant, mais une archive ambulante.
 Quelle aberration de nous crever  en efforts inutiles sur ces terrains impropres à la marche alors qu’à vingt  mètres s’étire une route superbe libre d’hommes et de matériel. L’ennemi, pas  si bête, l’utilisera tout à l’heure. Cette façon de mésuser les troupes est  bien militaire. Nous nous en ouvrions à Bellejambe qui partage notre avis mais  ne peut rien changer à l’ordre de marche. Pause. Assommées par des crosses, les  branches de pommiers lâchent leurs fruits aigres aussitôt enfournés en d’avides  mâchoires. Durillon déclare qu’il n’y a pas de boutons de culotte pour résister  à ce genre d’assaut. Dix fois depuis ce matin, il a dû prendre la position de  poule pondeuse.
 -  Si seulement l’état-major avait prévu la fourniture du papier ! Gémit-il  hypocritement tout en tirant à contrecœur à chaque opération, un papier de sa  chère sacoche ! C’est un privilégié au regard de nous, qui n’avons que les  cailloux de la route. Au mitan du bourg, un gros ruisseau arbore un pont pansu  comme diamant annulaire : des carrioles s’y dressent en barricade. Des  énervés s’y houspillent. Où passer, Il y a bien un étroit goulot mais notre  meute impatiente ne saurait s’en satisfaire. C’est la ruée. Horions. Panique.  Des hommes tombent, estampillés par les clous des semelles. L’œil hagard, un  dragon menace d’estoc et de taille quiconque chercherait à lui ravir la place.  Une poussée magistrale balance le doux dingue au royaume des poissons. Laissons  ces affolés.� Cinquante mètres plus bas  un gué nous permet de traverser à mi-jambe une eau tiède où il ferait bon  s’étendre. Sur l’autre rive, les maisons vidées de leurs habitants en fuite  regorgent de pillards de toutes armes qui fouillent de la cave au grenier. On  en voit qui tirent par les oreilles des cochons hurleurs, ou galopent  maladroitement derrière une volaille terrifiée ou vident les tiroirs et  dispersent au vent les familiales reliques. Nous passons devant une fenêtre à  l’instant où une énorme pendule lancée par une main puissante vient s’écraser  contre une armoire à glace dans un fracas d’éclats de verre cassé et de rires  brutaux. Devant la dernière maison du patelin, des braillards s’acharnent  contre un tonneau qui met de la mauvaise volonté à livrer son contenu. Nous  nous dégageons enfin de ce paisible ramassis de maisons martyrisées.
 Plus question de Verdun.  Nous lui tournions carrément les talons. C’est à Paris qu’il faut aller  défendre la place� � Paris ! Le mot miroite aux yeux des Parisiens  pataugeant dans la brousse. � Paris ! � Paris ! C’était " �  Berlin " il y a deux semaines. Du coup, des voix s’élèvent, presque  mélodieuses. Jolicoeur, entre autres, tient le moral.-  C’est à Tombouctou qu’on va, répond-il à quiconque pose l’inévitable question.  Puis il se met à beugler les airs scabreux de la capitale. Coiffé de son casque  à pointe, il va faire une triomphante entrée sur les grands boulevards. Son  menton broussailleux en tremble d’aise et de cadence. Le chef du régiment,  intrigué, ravi, par ce chant puissant, s’arrête. A la vie du vieux, Jolicoeur  redouble d’allégresse, mais quelqu’un somme brusquement notre nouveau Fragson  d’enlever ça de sa tête ! Jolicoeur résiste à cette intimation. Un  officier d’état-major, d’un vigoureux coup de sabre, fait voler dans l’ornière  la cloche de cuir bouilli. La cadence se maintient. La journée s’annonce dure.  Les costauds filent à un train soutenu.�  Le reste flotte à l’aventure, au gré de son éreintement, traîne les  tibias, se déculotte pour la centième fois. Vivantes bornes sur l’interminable  ruban empierré qui s’enfonce vers la capitale. Depuis plusieurs jours, nos  cerveaux vivent dans l’ignorance totale des évènements et sont engourdis par  une parfaite indifférence. Presque pas de réactions devant cette marche à  l’envers non inscrite au programme.
 -  T‘en fais pas ! A Perpignan, sûr qu’on s’arrête !
 -  Que va faire l’ennemi, face à l’escadre de Toulon ? s'inquiète Cavignol.  Du soldat. Rien que du soldat. Bizarre impression. Mais où sont donc les  civils ? Plaines grillées, frais vallons, maisons solitaires regorgent de  pantalons rouges mais pas un seul jupon, pas de casquettes. Durillon a  l’impression qu’on nous laisse seuls avec la guerre et s’en afflige  ouvertement. A la sortie d’un hameau sis sur la hauteur, nouveau contact avec  le bataillon écrasé dans l’herbe jaune : soixante hommes attendent les laissés  pour compte qui rappliquent peu à peu, regagnent lourdement leur place et  seront de nouveau lâchés après deux kilomètres. Je suis maintenant de cet  essaim en mal de ruche. Un officier à la tête d’une arrière-garde nous dépasse  puis se ravisant nous invite à le suivre. Devant notre impuissance, il nous  prie de surveiller notre arrière.
 -  Soyez tranquille, lieutenant, allez en paix� et que Dieu vous bénisse !  Raille quelqu’un.
 A peine cinq minutes  écoulées que des uhlans viennent parader sur nos croupions. Une salve de Lebels  nous libère de ces indésirables qui se sauvent aplatis sur leurs grands chevaux  couleur corbeau. Dans les instants qui suivent, me voici de nouveau  impitoyablement lâché par les camarades forçant l’allure. J’accroche  péniblement une équipe de mal foutus que j’abandonne, avec un sursaut, à leur  détresse sur la route qui plonge maintenant sur Varennes. Varennes. La  grand’place. Les maisons, l’église sèchent au soleil. Une femme juchée sur une  voiture arrime des paquets. Aura-t-elle le temps de fuir ? Une immense  vasque-fontaine invite puis repousse de toute son eau crasseuse. Je me cogne à  un fantassin qui se lamente devant une cambuse. L’interpellé, sorti de son  extase, me fait part de l’émotion qui l’étreint à la vue de la maison où aurait  été arrêté Louis XVI. Un royaliste, sans doute, Derrière le pont, en tous cas,  les gendarmes de la République nous guettent. Ces braves ne paraissent pas dans  leur meilleure assiette à opérer aussi près du canon. Mais le général de  division veut avoir tout son monde en � colonne. En colonne, donc, pour  continuer la parade ! Des officiers pris parmi les deux ou trois cents  traînards nous encadrent. Marche ! La grimpée cadencée, pour nous évader  du village, commence. Tout beau, bien carré dans sa chaise, face à l’hôtel du  Grand Monarque, son excellence divisionnaire, barbichu, bedonnant, préside à la  revue du convoi en tapotant affectueusement sa cravache au museau du Boche dont  l’arrivée est imminente. L’Etoilé ne voit pas l’atroce calvaire que sa fantaisie  de vieillard impose à ses officiers d’état-major moites de peur, qui regardent  anxieusement leurs autos aux portières ouvertes et aux moteurs déjà hoquetants.  Deux de ces messieurs trouvent que nous n’allons pas assez vite par la faute de  notre désordre. L’un frappe d’un poing rageur, l’autre dirige son revolver vers  des tempes effrayées. Où est donc le manquement de leur discipline qui  justifierait de pareils écarts ? Les hommes grommellent des mots  terribles. C’est ainsi qu’on respecte notre effort, c’est ainsi que les  maquereaux de la République agissent avec ceux qui les gavent et se battent à  leur place ? Préparons nos cartouches puisque l’ennemi est également parmi  nous ! Si ce chien crevé revolvérise quiconque, il mourra sur le champ et  sa camarilla avec. La rage collective ne connaît plus de bornes. Les deux  vauriens comprennent, rengainent menaces et revolvers, rejoignent leur  patriarche � Jolicoeur jubile. Il n’est plus seul à trembler de haine car  chaque heure voit se renouveler les motifs de dégoût. L’Alsacien Hausbergen  semble atterré.
 " Laissons " !  Sermonne un vieux territorial oublié de ses copains. Ce père de famille juge  au-delà des subtiles haines de caserne : " Mes gars, les galonnés  sont comme nous, des esclavages de la République ". Le pépère me sort un  quotidien socialiste vieux de huit jours qui prône l’union sacrée et patronne  les marchands de canons, ce dont le vieux semble fort marri.
 Diversion. De partout  convergent sur la chaussée unique des troupes de toutes armes qui se mélangent  en un affreux désordre ; débris de régiments dont nous ne soupçonnions pas  la présence. Des légions de civils mises en branle par les échos des sévices  boches sur leurs congénères belges se jettent dans la coulée. Meubles, matelas,  femmes, gosses muets, charrettes craquantes sous le poids déménagent  monstrueusement. De temps à autre, le tout est poussé sans pitié au fossé, pour  faire place à l’artillerie qui passe pressée. Civils et soldats, pris dans une  même fatigue, s’écroulent au talus jurent de crever sur place, repartent pour  choir plus loin, puis reprennent leur démente galopade.
 Impérieux coups de corne.  Des autos exigent le passage, progressent coûte que coûte dans le fleuve  humain, bousculant sans vergogne. L’identité de ces automobilistes fonçant  ainsi rideaux baissés est rapidement mise à jour de par la présence d’un des  officiers pistoléteurs, installé à côté du chauffeur de la première voiture. Le  général, ses acolytes et ses gendarmes voudraient filer incognito mais de  violentes apostrophes saluent le convoi de faquins dont l’inconséquente  légèreté est cause direct de la pétaudière dans laquelle nous nous trouvons.
 -  La Révolution les fusillerait, beugle un officier sans ouailles qui a son mot  pour les civils " cette mijotée d’espions sur notre route ". Haro sur  l’état-major. Fusillons. Fusillons ! Haro sur les civils�
 Il s’attelle, sabre au  clair, à contraindre tout seul cotillons, casquettes, jambettes et carriolettes  à progresser vers la forêt d’Argonne qui nous attend à quelque cents mètres.  Certains de ces malheureux, obéissants, coupent maladroitement par les champs  vers les frondaisons promises tandis que la masse résiste pour finalement  envoyer le sabreur prendre un bain de poussière d’où il ressort la paume des  mains quasiment pelées. Les autres, là-bas, aimantés par la sombre forêt, sont  maintenant aux prises avec des gendarmes à cheval qui leur intiment le  rebrousse-chemin à l’aide de gestes peu équivoques. Plus loin, d’autres  représentants de la maréchaussée activent d’autres civils à regagner leur  sous-bois. Depuis quand sommes-nous à marcher ?
 Combien nous comptons-nous  sur cette brûlante voie à poussière qui nous emmaillote le visage, les cheveux,  la vue, la cervelle, qui craque sous les incisives, qui se plaque en écailles  dans la sueur du front et des tempes. Le curieux est que ce nuage blanchâtre  dansant, qui s’étire sur une anacondesque longueur, ne serve de mire à  l’artillerie allemande qui tiraille sur des coteaux déserts. Notre artillerie  aux canassons écumants fonce vers une judicieuse nouvelle position. J’entends  au passage : 2800 � des mots mystérieux � Les obus filent pour fabriquer  des morts. Puis la batterie exige à nouveau son droit de passage. Elle comprime  la colonne qui plie, s’éventre, se recoud, frémit, halète. Des officiers aux  montures fourbues piétinent de l’avant. Déshabitués de la marche, ils donnent  une piètre idée de leur préparation aux rigueurs infantériesques.
 Un capiston, loque mouvante,  va, courbé au sol, ses espoirs de trente ans évaporés dans ce soleil : il  n’aura pas l’Alsace et la Lorraine. Durillon doit faire une sacrée tronche. Lui  qui geignant parce qu’il ne voyait que du soldat a dû maintenant attraper son  indigestion de civils. Quand on parle du loup !.. C’est bien Durillon que  les caprices d’un heurt me font retrouver blanc Pierrot aux traits figés par  les duperies d’une Colombine gourgandinesque et qui a jeté aux orties sa chère  sacoche. Les épaules du sergent-major plient sous les poids d’une fillette aux  cuisses grêles : il n’est pas le seul parmi les nôtres qui trouvent encore  d’ultimes forces pour épargner de malheureuses petites jambes. Sur leur  perchoir humain, les gosses pleurnichent, se dandinent, roulent la tête à la  cadence du porteur. Les mères, cheveux en bataille, traînent leurs pieds qui se  tordent et ne se soutiennent plus. Un effarant soleil bombarde sans trêve la  horde qui fuie. Chemises, mouchoirs flottent en couvre-nuque derrière les  crânes surchauffés. L’amalgame errant roule maintenant à pleins bords.  Marchons ! Marchons ! Au soleil déclinant, un village. Soldats,  civils y arrivent comme dans un havre d’eaux calmes au milieu de cette tempête  de soleil, de l’hallucinante poudre de la route, des kilomètres sans espoir au  bout. Un bac immense où circule une eau fraîche. A genoux, les suppliciés de la  soif, repiquent dans l’eau claire tandis que pieds crasseux et postérieurs  brûlants de la selle font saucette. Femmes, enfants insoucieux des gestes des  troupiers effondrés, mènent le plus extravagant charivari pour obtenir droit à la  pompe. La grand ‘route charrie toujours. La nuit tombe. La chaleur s’apaise.  Vide et silence enfin ! Corps au sol, bras en croix, nous oublions presque  que nous sommes des argiles terrestres. Le colonel, jumelles au nez, scrute le  lointain de plus en plus imprécis. Des mains nerveuses agitent des cartes où  dix paires d’yeux cherchent à identifier le pays haut que de gros obus  commencent à marteler.
 Chaque nouvelle bordée  rapprochant son éventail de suie. Il nous faut évacuer la position. Du reste,  le colon prétend avoir des ordres. Flanqué de ses gardes de corps mal rasés, il  s’efface de notre présence au trot de sa jument " Estacade ". Nuit  close, nous atteignons la forêt d’Argonne. Ici des brancardiers trimbalent des  blessés sans savoir où ni a qui les confier. Par des chemins sombres, la  compagnie se déroule en chapelet, gagne une cour de ferme où sabote du bétail  qui semble attendre l’ordre de fuir. Accaparement total des corps de bâtiments  par des locataires qui se montrent immédiatement du plus hostile à toute  nouvelle apparition. Allons voir derrière la ferme s’il y a possibilité de se  décambrer les reins. Un tapis de verdure sous les sapins qui filtrent la  crudité humaine nous invite.
 A nous ce moelleux parterre.  Lycorde, le poète de la compagnie, grisé par la majesté des lieux, en oublie sa  fatigue, s’enfonce en versifiant dans la pénombre et s’affale dans un trou  merdouilleux. D’inertes silhouettes que je prends comme dossiers me refoulent à  coups de semelles. C’est à savoir où poser son séant. Aplatissons-nous dans  l’herbe humide. Le sommeil ne vient pas. On nous annonce que nous sommes aux  avant-postes.
 -  Tirez sur tout ! Ordonne un cavalier inconnu. Il fait placer des  sentinelles et manque d’être victime de sa farouche initiative en cavalcadant  cinq minutes plus tard dans le brouillard qui se fortifie à mesure que les  heures passent.
 -  Qui c’est ce mec-là ? S’inquiète mon voisin d’observation. Le sergent  Finette accouru du petit poste nous apprend qu’il s’agit du lieutenant de la  Malicorne, le fameux maniaque de la sentinelle double :
 -  L’élément capital, primordial, essentiel, du petit poste est le système de la  sentinelle. Une sentinelle est composée de deux hommes. Deux hommes forment une  sentinelle�Que de fois en caserne de la Malicorne nous a-t-il imprégnés de la  formule qu’il finit par nous faire apprendre par cœur. Vite ! La section  s’étire en colonne d’escouades. Pentes abruptes de nouveau. Les dos roulent  dans le noir qui nous cogne partout. Senteurs de sous-bois, de cuirs surchauffés,  de sueur naissante. Des pieds ferrés écharpent des mains candides. Plaintes  dans le troupeau surmené. Nuit veloutée. Nuit parfumée. Nuit, Nuit �
 Pendant combien d’heures  allons-nous ainsi broyant la feuille sèche, raclant l’exubérance végétale qui freine  notre course-section Sud - seul conseil donné ! Je fonce au hasard des  sentes, tombe sur des isolés cassés à terre, vidant leurs intestins à vif. A  peine les ai-je dépassés que j’entends derrière moi leur souffle court. Les  patrouilles allemandes nous talonnent. Le silence nous enveloppe, ajoute à  notre crainte. Je fonce toujours. J’en trouve qui ronflent, ventre au ciel,  surpris par l’irrésistible sommeil au cours d’un bref instant de repos ou d’une  chute plus appuyée que les autres. Je les secoue difficilement au passage.  Trois fois, je suis tombé moi aussi depuis ce matin. Quelle lutte pour relancer  le corps qui flanche ! Quelle sieste je ferais moi aussi ! Mais il  faut marcher, carcasse ! Et jeter du lest : veste, équipement, paquets  de cartouches que j’enfouis naïvement sous feuilles craquante ou mousse verte.  Un copain arrive à ma hauteur, le chef couvert d’un chapeau de paille, tel un  Nemrod revenant de taquiner la garenne. Ce débraillé, frappé d’une subite  déraison, disparaît sous une pinède aux accents de :-  " Ah si tu voyais ton enfant, ma mère � en train de faire ses trois  ans ! "
 Deux civils endimanchés,  paquets menus en équilibre sur l'épaule, vont quelque temps de concert avec  moi. Le premier de ces fuyards à bottines parle de ses terres, l’autre de son  eau-de-vie qu’il aurait enfouie derrière sa hutte avant de quitter le village  de ses ancêtres. Cours technique sur la confection de la liqueur remontante.  Moi je la fais comme ceci ! Et moi comme ça ! Les belles dames  par-ci, les beaux messieurs par là. Deux flacons passent d’une bouche à une  autre. Claquement de langue. Congratulations.
 Je vogue seul maintenant  dans la magnificence des fûts centenaires. Je roule doucement sur un talus  herbeux. Accordons-nous trente secondes � une minute� deux minutes. Ah, comme  je suis bien ! ... Bourrade sur le ventre. Bondissement de tout l’être.  Mes yeux s’ouvrent sur des reflets de sabre � prolongé par un officier de  hussards, flanqué de quelques cavaliers poussiéreux. Pas le moment de dormir,  l’homme ! Grouillez ! Les Boches sont à trois cents mètres.
 Poussons une pointe prudente  jusqu’à la limite des végétaux frisant la plaine. Là-bas la route est nette de  tout trafic militaire, mais dans les champs des groupuscules de uhlans nous  devancent de cinq à six cent mètres brandissant leurs lances en des gestes  précis qui ne peuvent être que des signaux. Deux de ces lanciers au casque plat  ayant la malencontreuse idée de se rabattre vers la forêt, un chœur de  mousqueterie les cloue sur place pour l’éternité. De temps à autre je pointe le  nez à l’orée des taillis pour voir s’écraser sur la glèbe, dans une  discontinuité obsédante, des obus de toutes envergures. Taches jaunes,  éventails bleuâtres, crèvent, fusent, s’épanouissent dans le ciel d’un patelin  accoté à un contrefort lointain doré par un soleil tenace. Quelle est donc  cette cité qui mérite aussi fastueuse canonnade ? En bordure d’une route,  seulette, une bâtisse légère m’offre la richesse inattendue d’un ravitaillement  précipitamment abandonné. Un coin rustique, tranquille, à peine ridé par le  roulement étouffé du canon loin de l’autre côté des voûtes vertes. Au moment de  succomber à la plus douce des tentations : galopade débridée, cavalier au  visage convulsé. Mon estomac se serre.
 -  Le troisième bataillon ? S’enquiert l’équestre d’une voix semi-audible.  Geste vague de ma part. La monture tend le col vers l’inconnu, tambourinant la  terre sèche de ses sabots sonores. Honni soit ce trouble-fête qui vient de  réveiller ma fringale de fuite. Je me lance à mon tour de toute la vitesse de  mes chevilles vers des dos qui tanguent. Cap sur un trou de lumière.
 Clairière. Masure aux murs  soutenus par des poiriers, prestement soulagés de leur production. Effroi muet  d’une Baucis et d’un Philémon estomaqué tant par l’audace des chapardeurs que  par la brutale disparition de ceux-ci. Hasard ! Je débouche sur ma section  embusquée derrière un buisson commandant la plaine. Un immense champ visuel  nous révèle, à portée de fusil, la progression circonspecte de uhlans foulant  la route. Derrière, à deux mille mètres, sous les vergers clairsemés, rampent  les longs rubans grisâtres de l’infanterie allemande qu’agacent quelques  maigres coups de soixante-quinze. Sans quitter de sa jumelle l’horizon perfide,  Finette subit maintenant le vieux aux poires subitement survenu, ses exploits  de Crimée plein les lèvres jusqu’à l’instant où la trogne bouleversée de la  vieille crève le rideau de feuillage pour nous signaler une agitation insolite  du côté de son jardin.
 -  Ce sont les Prussiens. Sauvez-vous mes gars ! Branle-bas général. Concert  de malédictions. Finette se débat, sermonne, gueule, fait barre à la panique.
 -  Quatre hommes à moi, tonnerre. Quatre hommes ! ... Le sergent désigne  aussitôt une " classe treize " comme éclaireur.
 -  Si c’est les Boches, quoi qu’faut faire sergent ? balbutie-t-il, vert de  peur.
 -  Allez, allez toujours ! Et de pousser l’homme comme un condamné à la  bascule. Courte incursion. Minutes longues d’un siècle. Soulagement. Un déboulé  de sangliers a été cause de méprise. Demi-tour vers notre base. Deux cent  mètres plus bas, nous rejoignons le giron de la compagnie, s’abritant de la  rissolade solaire sous des pommiers. Visages poudreux, creusés, poilus :  un mois de vie nomade déjà�Des pieds en compote gonflent dans des savates  réquisitionnées ici et là dans les maisons rencontrées. Bara, rivé à son  tambour, le dos à un arbre, a l’air d’un Christ mal peigné.
 -  Vivement la guerre, qu’on se tue ! beuglait chaque jour ce compagnon, aux  heures mélancoliques de la caserne. Sa tête barbue dodeline ses yeux roulent  comme ceux d’un forçat innocent. Pourquoi n’arrête-t-il pas de tripoter son  révolver ? Deux pas plus loin, menton aux genoux, l’œil torve, le fourrier  Sucre-Sacre présente une silhouette de vaincu moral. Avachissement intégral de  ce fringant disciple de Déroulède, son grand homme de la " Revanche ". Au  champ de manœuvres, le sportif Sucre-Sacre était pourtant à la fête dans les  simili- assauts à la baïonnette, seule arme, à son avis, digne du champ de bataille.  Au cours de l’assaut d’avant-hier, point de fourrier ! Disparu,  volatilisé. Aujourd’hui, il se pelotonne comme une vieille chatte aux caresses  de Phoebus. Pauvres trublions de la gueule ! J’entends encore leur  Déroulède pérorant au Plateau de Champigny où m’avait conduit le caprice d’une  promenade cycliste. Autour du baveux national, vrombissant d’agressives  paroles, une assemblée de Paillasse lâchait des hurlements de fauves en stupre.  A l’appel du grand-homme :
 - - Nous irons à  Berlin ! Un courageux à l’œil cyclope échotait aussi hardiment que  puissamment :
 -  Allons-y tout de suite ! ... Mais assez pensé ! Il faut  repartir�Contorsions de culs lourds, d’échines raides. Enlevage maladroit de  chameaux flageolant sous le bât. Enfants de la Patrie, raffermissez vos  guibolles. C’est pour la France. Trois des enfants sont finis.� Ils pleurent� Trouille d’être faits  prisonniers ? Le tambour Bara reste obstinément vissé à son socle de peau  d’Ane.
 -  Ohé, la Babarre, on démarre ! ... En réponse, le revolver de Bara brille à  la hauteur de sa tempe, claque� Il a mis un terme à ses souffrances.
 -  Vivement la guerre, qu’on se tue ! ...Traversée de futaies� Découvertes  d’instruments de musique abandonnés par des brancardiers lassés de cette  encombrante cargaison fabricatrice d’un héroïsme généreux. Une dizaine de  cuivres couchent l’herbe haute - du trombone pansu, au piston belliqueux. Tout  ce fourbi de parade gît tordu, éclaté à coup de godillots, de crainte que  l’Allemagne en profite. Un des destructeurs y est allé de si bon cœur qu’un  talon de chaussure reste incrusté aux flancs d’un saxophone. Durillon,  militaire professionnel, approuve cette radicale destruction mais n’en est pas  moins surpris devant cet abandon du matériel de l’armée. Il reste là, dans un  presque garde -à-vous, méditant sans doute des choses formidables.� Le pas des derniers marcheurs courbés sur  leur fusil ou sur quelque bâton, incite enfin le sergent-major à reprendre son  allure de canard pressé. Débouchent des brancardiers précédés d’un officier qui  porte, tel un crucifix, le drapeau du régiment noir et long dans sa housse  vernie. Perdue désemparée cette garde d’honneur cherche en vain une escorte  pour la housse et son contenu. D’ailleurs, que font ces gens et leur  drapeau ? N’avaient-ils pas ce matin deux heures d’avance à  l’extrême-arrière. Mais Roupette, le juteux de la 12�, décide, en se pointant  brutalement, aide et protection à la hampe vernissée.
 -  Demi-tour ! En tirailleurs, couchez-vous ! Hausse 400 ! Ventres  plats, respirations cadencées � En charnière de deux sections de fortune,  roupette sourd aux objurgations de Finette, reste seul debout, piqueté sur la  plaine, l’œil masqué derrière un arbuste-manche à balai. Comment faire  comprendre à ce pitre le danger qu’il y a à exhiber sa ventripotence aux  jumelles des uhlans probablement très intéressés par nos ébats. �a y est !  Roupette s’est fait repérer. Visite d’obus percutant dans les pâturages  anémiés. Jolicoeur glaviotte sa haine à la ronde, maudit sa mère de ne pas  l’avoir fait femme. La ville inconnue continue à subir l’arrosage des boulets  rouges. Des flammes s’en échappent, ensanglantant le ciel qui s’obscurcit de  minute en minute à cause de la fumée intense issue du brasier et qui vient nous  faire toussoter. Plus qu’à se retirer. Rien à faire ici. Roupette, d’ailleurs,  son drapeau tiré d'affaires, n’y voit pas d’inconvénient. Dans le vallon qui  nous cerne, une ferme se présente telle une barricade de pierraille. Des  troupes disposées en carapace observent notre lente avancée de pèlerins sur le  chemin du Purgatoire.
 C’est le 2� Bataillon.
 Les collègues nous jettent  amèrement qu’ils ont mission de résister et de faciliter la retraite des  traînards. Pas le temps de leur présenter des condoléances. Pour nous :  atteindre rapidement l’échine de terre qui se hérisse là-bas de mille sapins  noirs ! Quinze cents mètres hallucinants �
 Le pied de la butte. Un  raidillon à 60%. Jouant des genoux, des mains, des dents, de la baïonnette, les  hommes s’accrochent, restent en équilibre, hurlent leur crainte de dégringoler,  enlacent les arbres, s’arrachent peau et chair. Echelonnement de bras, de  fusils tendus, sauts de chamois, gueulantes de toutes espèces, rires !
 -  Oh ! Hisse ! C’est Durillon qu’on grimpe comme un coffre-fort. Il en  perd ses culottes, pète, jure comme un de la Bérézina. Sommet atteint �  Dernière vision de la ferme ensevelissant nos camarades sacrifiés à notre  salut. Mâchoires serrées, la tête vide, nous plongeons sur le versant Sud dans  un carambolage inouï. Un passage à niveau nous regroupe au flanc de son bras de  métal. Moisson de pommes. Pose-culotte en ligne de bataille.
 -  La dysenterie et la fatigue, ça marche pas ensemble, déclare sentencieusement  un ex-colonial� Il s’agit pour l’instant de recoller ce débris de compagnie que  nous apercevons dans cette enclave de prairie. Je me traîne avec Bidel et  quelques autres, mi-vertical, mi à quatre pattes. Bidel s’avoue honteux à la  pensée que sa femme pourrait le voir dans cette posture de quadrupède.
 Où ce que t ’as vu ça,  toué ? Des gars comme nous marcher quasiment comme ma vache, c’est t’i pas  honteux quoué ? Il pousse des éclats de rire fou qui laissent présager une  fin prochaine tandis que de ses larges mains de paysan il agrippe farouchement  la glèbe, par hérédité ancestrale. Voilà le noyau de la compagnie. Une  charretée de gros obus aux panaches arc-en-ciel triture la pyramide que nous  venons de quitter. Des grappes de retardataires roulent résolument sur la  dangereuse pente piaillant comme grives martyrisées. Au nord de la butte, du  côté de la ferme, un combat furieux éclate. Crépitement hoqueteux des fusils,  tique-taque insistant des mitrailleuses dont les balles viennent siffler  jusqu’ici. Quarante minutes durant dans notre bas-fond amplificateur, nous  écoutons fesses aux talons les échos de ces échanges culturels tandis qu’à nos  pieds de vivants ruisselets chantent dans une nappe de verdure.
 Nuit. Pelouse d’une espèce  de château.-  Halte ! Faites passer, nom de Dieu ! Silence ! Humus ? Les  pieds s’enfoncent. Doux, très doux. Odeur. Le purin nous tient à mi-jambe.  Ordre de ne pas bouger. A trois pas, une famille de canards se trémousse  inquiète. En auront-ils bientôt fini, les gradés, de palabrer dans le château  aux cent fenêtres sinistres ? Echos tragiques : pas de cartes de cette  région� La marche à rebours n’avait pas été prévue. Appel à notre  confiance ! C’est la voix de Cambuson.
 -  Mes amis, nous sommes peut-être cernés. Je n’en sais rien. Fiez-vous à moi. Je  ferai tout mon possible � Si certains croient mieux faire, je les laisse libres  � Le chacun pour soi, Dieu pour tous.
 Diversion. A mes côtés,  patouillant dans la purinade, je retrouve Larbin, mon compagnon de chambrée, en  vadrouille depuis déjà quelques jours, un Larbin bardé de bonne humeur, plus  soucieux de rapines et de liberté que du goût des combats perçus de loin.  J’ouïs son étonnante équipée. Après le " coup de Belgique ", avec  quelques autres, il s’est replié sur Verdun. Expulsé par les gendarmes, il a  roulé d’un corps à l’autre, par monts et par vaux, de flux en reflux. Il rapporte  d’incroyables tuyaux. " � Marche de l’Allemand sur Paris � Déroute de  Lorraine ! � Turpinite qui laisse morts debout des régiments ennemis  entiers � Russes entrant à Berlin � Services de l’arrière perdus de vinasse �  Généraux fusillés à la grosse � Allemands faisant violer les femmes par les  chevaux� Sénégalais mangeant les oreilles à la vinaigrette. " Sacré Larbin. Ce  n’est pas le militaire sans défauts, mais quel entrain ! Nous sommes tout  ravigotés d’écouter son bagout.
 Il me bourre de victuailles  inespérées, tandis que nos gradés sont plongés dans une messe basse.  Susurrement d’ordres :
 -  Bidons et baïonnettes bloqués ! Pas de bruit. Qui fume sera occis sur  place ! La colonne s’élance vers l’inconnu. Tâchons de ne pas lâcher le  pan de la capote qui nous précède. Il y va du salut du monôme, continuellement  menacé de dislocation dans ce cheminement derrière un guide civil qui ne s’y  reconnaît pas lui-même. Contagion de bûches � L’attelage se détraque. Des mains  battent la nuit pour raccrocher le premier fessier sauveteur qui se présente.  Jurements en sourdine étouffés heureusement par le lugubre cliquaillis des  triques à feu dont certains sont si près de nous que leur flamme nous  roussirait presque.
 -  Français ? Allemands ?
 -  Silence !
 Ferme à la panse grise, sans  vie, Altkoch prétend qu’il a repéré d’alternatives lueurs étranges et parle d’y  flanquer le feu. Comme il voit des espions partout, personne ne prête attention  aux dires de l’ex-légionnaire alsacien. Nouvelle heure de fol exercice par sente  de chèvres. Les semelles volent à rase-mottes. Un galop final nous amène à une  route qui grince de roulements suspects.
 Tout le monde à plat dans  l’ombre complice. Le tonnerre de carriole se rapproche. Pourrons-nous tirer  dans l’enchevêtrement qui nous entrave ?
 Hélé par le qui-vive  réglementaire, un attelage français en perdition se démasque. L’homme de brides  qui vient d’essuyer des coups de feu à trois cents mètres est momifié  d’indécision.
 Nous avançons entre des  murailles mornes. L’une d’elles est surmontée d’un timide fanion Croix-Rouge.  Au passage, bouffées d’iodoformes, plaintes des blessés. Vagues torches ou  bougies vacillantes signalent l‘affairisme de cet antre de souffrances.
 Les patrouilles lancées en  avant tiraillent à tout hasard, se cognent à des flammes roses. On entend des  crépitements épars appuyés de hurlements fous de chiens qui ne comprennent pas.
 Un ravin sous-bois happe notre cavalcade  errante. Une troupe s’y trouve déjà. Injures de part et d’autre. Des voix de  plus en plus fortes et nombreuses indiquent la densité des chairs.
 Un capitaine que nous  reconnaissons à son dégorgé notoire gueule pour nous imposer le silence.
 -  Tas de salauds. Allez-vous la fermer, crapulards de cosaques ! Vous allez  nous faire surprendre. Le premier qui l’ouvre encore, je lui brûle la trogne �
 Il aurait du mal à repérer  les fautifs dans ce four où l’on ne distingue rien à dix centimètres. Seule une  frange lumineuse caresse la ligne où s’étreignent les plus hautes branches.  Mais le capiston continue de vider son stock de malédictions. Cette voix de  caserne, croassant dans la nuit, nous l’étranglerions avec délices. Un anonyme  " ta gueule " met un terme aux élucubrations de ce forcené.
 Fusil à pleine poigne,  baïonnette haute, nous glissons maintenant sous un incendiaire clair de lune  qui arrache mille scintillements à nos armes, étalant sur le talus nos  silhouettes géantes. Vainement, je cherche Larbin parmi les capotes qui se  trémoussent. Plus de Larbin. Il n’a pas voulu lier son sort au nôtre, je  suppose, et a fait sienne la proposition de Cambuson " fuite  individuelle " car peu sûr de lui paraît le lieutenant à la tête de notre  marche à bon port. Un " qui-vive ? " nous fige au sol. Secondes  de lourd silence. Durillon et Cambuson gesticulent au milieu de la route, sans  oser pousser plus avant, tant la voix inconnue sonne agressive. Attente � Les  douze coups de minuit tombent d’une horloge dans le secteur. Nous n’avons pas  le mot de passe Merde ! Ces cons nous prennent pour des Boches ! Sommes  des Français, nom de dieu � Réponse : un précautionneux ferraillage de  culasse mobile.
 -  Ils sont capables de nous tirer dessus, ces salauds ! Gémit le lieutenant  diarrhéique. Quelques Alsaciens voudraient s’enquérir en langue allemande.  Catastrophe ! Heureusement, une voix bien française nous somme d’entonner  comme épreuve décisive des �couplets de garnison. Sur le champ, d’un tronc émergeant  du sol, échappe en phono couinard un panachage de " Tonkiki, de  Tonkinoise " sur les bords du " Missouri ou les mimosas sont  fleuris ". A son tour, le sergent-major se lance dans un " Temps des  Cerises " à nous faire gratter l’occiput du côté de la bosse à musique,  d’une voix de mêlécasse que nous n’avions jamais eu l’honneur d’ouïr. L’homme  étalé à ma droite sursaute, hoquète jusqu’au couplet final. Je le crois étreint  par l’émotion. Je t’en fous. Il est en pleine crise de rigolade.
 -  Ah ! c’te vache de Durillon, j’ai cru qu’il allait me faire crever.
 Le dernier doute levé, nous  avançons deux par deux pour sauter, à cinquante mètres de là, dans une tranchée  coupant la route. Trois types s’y démènent là où nous pensions trouver une  section en bataille.
 -  �a fait rien les gars, vous l’avez échappé belle � Nous apprenons alors la  fixation de l’avant-garde allemande huit cent mètres plus haut sur cette même  route. Et nous qui nous plaignions de couper à travers champs ! Rapide  traversée du village proche. Pas âme qui vive. Dans une grange aux battants  colossaux s’écroulent nos chairs meurtries. Revanche d’un sommeil formidable  refoulé par le destin.
 Jour. Les coups de feu qui  n’ont pas cessé de la nuit se font plus rares. Odeur de crottin. Puanteur de  mare. Par la porte baillante, je vois la route déserte. Un silence inquiétant  plane sur nos corps confondus dans la paille. Macarre, déjà sur pattes, n’a pas  l’air à l’aise. Tiens ! Vrombissement. Auto. Freinage grincheux. Deux  officiers d’état-major bondissent à terre. Hurleries qui les étranglent. -  Que faites-vous ici ? Qui est-ce qui commande ? Aux armes, aux  armes ! � Cambuson qui sommeille pesantesquement s’ébroue dans la paille.  Durillon a sauté sur son sabre Cambuson cherche vainement ses bottes. Se  résigne à se suffire de ses seuls étriers. Ankylosé par ce repos prolongé, je  ne puis me tenir droit sans de percutantes douleurs. Un abrutissement record  nous fige. Nous nous regardons sans bien comprendre encore tandis que l’auto  d’alerte file à se rompre les courroies, en bondissements ivres. A peine le  temps de se rendre compte que puits et pompe ont été mis hors d’usage que déjà,  la horde, en vrac, démarre. Nous apprenons que l’Allemand a repris sa marche,  que les garde-tranchées de cette nuit n’étaient que traînards guerroyant pour  leur propre compte, que les coups de feu de soi-disant avant-postes émanaient  d’autres traînards friands de succès individuels. Cambuson est furieux.
 -  Cette nuit, nous aurions pu nous rabattre de quatre kilomètres. Alors  qu’avec ces salopards de francs-tireurs qui nous ont tiré fourré dedans �  Ah, ces francs-tireurs ! Quelle pétaudière ! � Long rectangle de la  plaine. Aussi loin que la vue porte, rien à discerner, pas l’ombre d’une vie  sinon le léger balancement de la verte chevelure du sol. Plus de rideaux de  futaies qui nous ont permis jusqu’à ce jour de narguer l’artillerie adverse.  Sur ces champs où court, rectiligne, la route, ce serait folie que de s’offrir  aux canons ennemis certainement à l’affût sur les crêtes par nous abandonnées  hier. Mais où passer ? Inquiétude dans l’œil de nos bergers. La situation  redevient critique. La nature qui fait quelquefois bien les choses a sillonné  la prairie d’un fin ruisseau palissadé de saules touffus. Un saut. File indienne.  L’eau aux mollets, nous parcourons à l’abri de cette frondaison inespérée les  quelques centaines de mètres qui nous séparent d’un plissement de terrain  salvateur, amorce d’une route secondaire pointant vers le Sud. Muscles chauffés  par ce premier effort, nous retrouvons une certaine assurance de marche sous un  soleil lorgnant déjà sa proie de traîne-la-patte.
 -  Si la fournaise d’hier remet ça, c’est inquiétant ! Gémit Durillon dont le  regard rond en direction des hommes exprime l’angoisse d’une poule qui couve. A  pleines jambes, dans le matin encore hospitalier, nous avalons du kilomètre. La  disette de tabac règne. Les peu fumeurs n’en souffrent guère mais combien de  désaxés à leurs côtés par manque de " perlot ". Fraternellement,  trois citoyens de Mulhouse machouillent un unique bout de chique baveux à faire  vomir un régiment de vidangeurs et qu’ils se repassent cérémonieusement.  Subitement, l‘horizon, peu fourni depuis hier en troupes amies, nous révèle  là-bas une foule baignée de poussière. Nous activons les enjambées pour nous  souder à cette horde fuyant dans le soleil oblique. Déjà nous talonnons son  arrière-garde de cavaliers cuirassés d’indifférence à notre égard. L’un de ces  ostrogoths, juché sur une pitoyable monture, nous cravache du traditionnel.
 -  Alors les pousse-cailloux, toujours mal au bide ? Cette fois c’en est  trop. Jolicoeur, qui espérait quelque compliment pour être revenu d’assez loin,  se fâche tout net :
 -  Eh, va donc, six pattes � Fesses saignantes. Sabot cornu �Tout le répertoire  des grandes manœuvres y passe. Le policier boxeur qui a repris rang parmi nous  cherche à placer un mot mais subit à son tour la vivacité verbale de Jolicoeur  en veine de vocabulaire. Le mainteneur d’ordre baisse les yeux. Les visages  tournent à l’euphorie pendant que Cambuson, imperturbable, vide dans son gosier  un litron d’eau de vie prélevé dans la ferme qui hébergea notre sommeil  réparateur. Les grondements d’une canonnade peu lointaine deviennent  insistants. Un " Aviatik " curieux nous survole à faible  altitude. Inutile d’user nos balles sur cet oiseau dont les croix de fer  disparaissent d’ailleurs tout aussitôt derrière la colline. Ecrasé ? ...  Tant pis, fallait pas qu’il y aille ! Mais où sont les avions  français ? Finette soutient qu’il en a vu un !!! Il y a huit jours.  Bravo ! Nous remontons des éléments d’une infanterie stupéfaits par notre  apparition. Ces confrères de corps d’armée nous signalent le 561�� à plusieurs encablures en amont.
 -  Allons-y et tant que ça peut ! clame Cambuson devenu soudainement loquace  par la conjonction dynamique de l’eau-de-vie et la certitude de retrouver notre  mère le régiment.
 Jonction. Dans un minuscule  champ de luzerne, quatre cents lézards étalés, faces cuisant doucement au  soleil mijoteur. Le colonel semble surpris de notre arrivée. Il abandonne la  contemplation de son cheval. Aux côtés du vieux, un état-major hétéroclite  rumine son amertume. On dirait que ces paradeurs vivent leur dernière minute.  Disparus les monocles qui, il y a peu de jours encore, vitraient leur œil mondain.
 Seul, celui du colonel,  continue de valser au bout de sa laisse sur le petit bedon napoléonien. De la  Malicorne, qui gardait certainement le sien en son sommeil pour ne pas perdre  un poil de son arrogance, courbe la tête come un pénitent pascal. Le colon qui  nous croyait disparus à tout jamais s’éclaire. C’est tout juste si ces deux  cents lascars, déjà passé dans son esprit aux profits et pertes du 561�, ne lui  paraissent tomber du ciel. Eloquence :
 -  Ah, mes enfants ! Ah, ah ! Je savais bien� ah, ah ! Heureusement  qu’il y a plus de civils aujourd’hui pour nous gêner � Monsieur Cambuson, vos  hommes ont-ils bien leurs deux cent cinquante cartouches ? Cambuson ne  peut dissimuler son déconfit devant cette interpellation qu’il juge méprisante pour  sa tactique.
 Fatras de troupes.  Formations régulières alternent avec les plus équivoques mélanges. A  califourchon sur leurs montures métalliques, un peloton cycliste joue des  mollets. La moitié des pneus sont à plat. Tiens ! Mais que fait donc ce  civil solitaire au cou fixé par un licol à la queue du cheval d’un  gendarme ? L’animal, par saccades, mouline terriblement son appendice  poilu. La tête de l’homme se soulève en cadence, roulant des yeux d’agonie. Ce  qui entretient le représentant de la force publique dans une douce hilarité au  milieu de la gravité générale. Un espion ? Il paraît.
 -  Les cognes et les sergots � susurre Jolicoeur, l’homme au casque � je leur ch�  dans la gueule�
 Laborieuse mise en route. La  température monte. L’atmosphère nous étouffe de plus en plus. Les choses  commencent à bouger dans ce kaléidoscope de bornes, de villages, de côtes, de  troupes saupoudrées de poussière blanche. Des uniformes tassés au talus  ripaillent ou ronflent sans souci du flot qui passe. D’autres bataillent autour  de pompes chargées de chaînes. Dans un patelin pestilentiel, une espèce de  grand-Ferré à livrée de dragon émiette d’une hache furieuse le portillon d’un  puits cadenassé au milieu d’un hourvari de gosiers assoiffés. Plus loin, un  tourbillon de fantassins se rue sur une fromagerie dont les produits sont  empilés dans une rustique vitrine qui semble des plus fastueuses. Derrière les  volets presque clos, des yeux assistent immobiles à ce pillage. Pourquoi payer  le propriétaire dont l’évidente mauvaise volonté à nous vendre donne  l’impression que ce salopard réserve ses fromages pour les Prussiens.-  Quand ça coûte rien, c’est meilleur, décrète Tartignol Théodule, fantassin de  1� classe. Cambuson qui nous a rejoint avec son pensionnat d’égarés claironne  son dégoût devant les pompes inutilisables.
 -  Ces gens méritent d’être fusillés �C’est à se croire en pays ennemi � Qui peut prédire  des choses pareilles entre Français ?... Ne dramatisons pas, lieutenant,  pour quelques bouches d’eau mises sous clef, geste coutumier d’une population  saturée des exploits de militaires déprédateurs d’un bout de l’an à l’autre.  Nous sommes dans l’Est, terrain de prédilection de la soldatesque. Mais  Cambuson n’a cure d’explications. Le voilà qui prend maintenant à partie un  vieillard terrifié qu’il menace de son pistolet éléphant modèle 1850.
 -  Si ces croquants oublient que nous sommes en guerre, je vais le leur  apprendre !
 -  Tout doux, lieutenant, l’ennemi va s’en charger !
 A l’entrée d’un gros bourg,  un festival de rires nous accueille. Derrière un mur, une douzaine de laveuses,  battoirs en arrêt, s’esclaffent au coyonnades oratoires d’un tringlot éméché.  Roupette, l’adjudant de la 12� - flairant la vérité, d’un rageur coup de botte  au postérieur, expédie le tringlot dans la savonneuse piscine, au milieu des  cris pointus des spectatrices éclaboussées jusqu’au scandale. Rougeaud de  triomphe, l’adjudant s’esquive vers sa section introuvable dans le grouillement  complexe qui déferle. Il revient aussitôt avec des gémissements de chien perdu.  Nous fixe. Repart � Par petits paquets, nous cheminons en mauvais ordre raclant  le sol de nos chaussures pesantes plus faites pour les labours de novembre que  pour les sentes d’amoureux. De maigrichonnes siestes au long de la chaussée  calcinée sont censées nous redonner de l’allant. J’en suis réduit à fermer à  tout de rôle mes paupières irritées. Lycorde le poète, également atteint de  cécité partielle, me vante l’efficacité de l’urine de jument pleine pour la  guérison des yeux mal en point. Mais où trouver la jument pleine. ?  Partout des pantalons rouges défensivement entassés contre le feu solaire dans  l’ombre de rares arbustes. Aucune puissance, ni les hennissements de Roupette,  n’empêcheront mon derrière de se poser au pied de ce framboisier qui m’invite.
 Carrefour. D’une  " départementale " sortent des hommes tellement poussiéreux qu’ils  semblent toucher au rivage après avoir traversé une mer de plâtre. Ouvrant la  marche, on dirait la silhouette d’un colonel, suivi d’officiers, tous sans  montures. Suit � bloc compact � une colonne couvrant toute la voie dans un  ordre impressionnant. Deux compagnies paraissent marcher de front. A ce  spectacle, Roupette, livide, concentré, bat un ultime rappel.
 -  Vous voyez bien ! Il n’y a que nous dans la pagaïe : Allons vous  n’êtes pas morts ! Faisons comme eux� Montrez que vous êtes des hommes !  ...
 -  Merde !...
 Ce régiment de réserve qui  s’est encore peu battu n’a pas bouffé le tiers des kilomètres que nous avons  dans l’œsophage depuis une quinzaine de jours. Roupette s’éloigne, hochant la  mâchoire.
 Torpeur. Je retrouve la  verticale pendant que dix mains secouent Durillon lové dans son sommeil. Le  sergent-major s’ébranle enfin, hoquetant :-  C’est la retraite de Moscou� c’est la retraite de Moscou, Cet homme de bonne  volonté a atteint ses limites.
 -  Oui, la retraite de Moscou avec 32 à l’ombre ! Ricane Tartignole Théodule  qui ne voit dans cette allusion moscovite qu’une déliquescence des méninges de  Durillon et le déclare mûr pour Charenton. Nous sommes trois à suivre une ligne  de tortillard qui ondule vers une gare que nous trouvons engourdie de solitude.  Le dépit de notre trio est accentué par le quatrième clochard qui nous talonne.  Pris d’une furieuse déception, il se roule épileptique ment sur le ballast.  Plus qu’à rejoindre la route qui dégorge toujours autant. Le fait est sûr. Nous  n’allons plus à Paris. Alors pourquoi cette retraite sans fin ne cesse-t-elle  pas ?
 -  Qu’on nous fasse tuer ici !
 -  Qu’on se batte ici ! Répond l’écho des moins ardents. Tous, tous nous en avons  assez de cette despotique promenade qui fond nos corps, nos cerveaux. Tiens,  que se passe-t-il dans la prairie ? Une bande de troupiers-nourrissons se  rue sur un troupeau de ruminantes aux monstrueuses mamelles.
 Certaines mains habiles  débitent un lait floconneux dont la seule vue éveille en mon estomac défait la  nausée catastrophique. Je reste quand même stupéfait en voyant ces  contre-experts en l’art de traire qui, à plat ventre ou sur les genoux, sucent  éperdument les pis. Ils vont avaler la vache. Un colonial, d’un coup de fusil,  abat un bœuf. Veut-il s’en repaître ? Non. Il s’éloigne satisfait, drapé  dans un port héroïque. Les officiers, juchés sur des chevaux ou légèrement  équipés, caracolent à l’avant escortés des marcheurs d’élite. Nous ne les rejoignons  qu’au stationnement du soir. Quel délice que de divaguer affranchis du  " par quatre " si le bruit des bottes germaines ne nous chantait aux  arrières. J’en arrive à choir tous les deux out rois cent mètres. Mon corps  garde mollement sa position de contact sans que mon cerveau engourdi puisse  commander une rectification quelconque. J’en suis à l’une de ces bûches quand,  entrouvrant les paupières, j’aperçois un grand bougre de curé barbu, chapeauté  démesurément, qui me caresse de son sourire jocondéen.
 -  Eau de vie ? Alcool de menthe ? En même temps, deux gourdes en poires  à lavement me gratouillent la moustache.
 Cet homme, qui ne craint pas  de s'aventurer à portée des Mauser, se présente avec une jovialité non feinte  comme missionnaire attaché à la division. Quel optimisme traîne dans sa jupette  à cet avocat du ciel ! Avec quelle émotion j’apprends de sa bouche que la  retraite va enfin s’arrêter. Tendant sa main velue vers ce que je prenais pour  un mirage :
 -  Si ! Si ! C’est un village. Six kilomètres tout au plus et vous  retrouverez votre régiment. Tenez, passez-moi votre fusil. Appuyez-vous sur mon  vélo. Faisons l’Aveugle et le Paralytique �
 Chemin faisant, mon  compagnon se jette quelques lampées de cette eau bénite nouvelle. Dans l’espace  lointain, teinté des couleurs fauves du soir, de longs convois régimentaires,  trains de combat, échelons de carrioles de tout acabit s’incurvent vers  l’arrière du patelin dont la corpulence me paraît toujours reculer. Des abords  enfin, je découvre une extraordinaire animation dans laquelle je me jette en un  dernier sursaut de volonté, perdant par la même occasion mon curé et sa bécane.  Un tournant cul-de-sac. Face à la Mairie-Ecole, Cambuson ponctue d’un geste sec  ou d’une supplique de paysan madré ses :
 -  Quel régiment ? Quelle compagnie ? Par ici ! Par là !  Allons, un petit effort mes amis ! Le lieutenant agrippe les capotes moites,  trie, parlemente, dirige vers des cantonnements sui germent, enflent :  voûte de granges, étables à porcs, prairie voisine où pissotte un ruisseau.  Travail de bénédictin, d’imperator ou de maîtres Jacques réglant le débit des  chandelles. Les autres officiers se prélassent dans la maison commune. Le  colonel vérifie son cheval. Le capitaine ronfle sur le bureau de l’instituteur.  De la Malicorne, l’homme au monocle, doit prendre un bain de pieds quelque  part.
 Ma section s’installe dans  une forge. Le propriétaire des lieux ne l’entend pas de cette oreille. Sommé de  déguerpir depuis le matin, par ordre supérieur, avec sa famille et ses hardes,  le vieux furieux de ne pouvoir emporter sa paille qu’il jure être du blé,  voudrait nous empêcher d’en faire litière. Arrive le colon, mis au courant.  Nous voyons le moment où il va faire fusiller ce vieil imbécile acharné à nous  interdire ce que le Boche fera demain. A l’insu des officiers et par douzaines,  nous nous plongeons en tenue d’Adam dans le ruisseau tentateur. Et puis, quelle  belle occasion de troquer les liquettes ignobles contre du linge frai trouvé  dans les armoires dodues abandonnées par l’habitant. Mais Durillon, tel un  dogue ressuscité, apparaît vilainement sur la berge époustouflé devant ce qu’il  appelle notre audace.-  C’est du joli. C’est du joli ! Son dépit ne connaît plus de bornes quand  il aperçoit Jolicoeur et deux copains délicatement attifés de linge féminin.  Les yeux du sergent-major vont du sol au ciel, son menton tressaute, de sa  bouche édentée sort enfin cette condamnation sans appel :
 -  Je préfère mourir immédiatement que de risquer de me faire tuer dans un  pantalon de femme.
 -  Le répète pas à ta grand-mère, gouaille une voix humide.
 A peine sortis de cette  baignoire rustique, ventre tordu de glouglous infernaux, les amateurs de  trempette se ruent dans tous les recoins vaincus par les méfaits de l’eau  traîtresse.
 C’est dans cet état - l’âme  accrochée à l’intestin - que je suis désigné, la nuit venue, comme sentinelle à  quelque huit cent mètres devant le village. Nous relevons en route la section  d‘avant-poste du 1� Bataillon. Encore cent mètres. C’est ici. Echange de  consignes. Mot de passe ? Cambronne. Décidément nous n’en sortirons pas,  constate finement le sergent Finette. Jusqu’ à deux heures du matin, nous  sommes trois hommes à faire alternativement le guet. Un peu en retrait, la  section passe ses nocturnes loisirs à se déculotter, à se reculotter. Ce  désastre abdominal se calme un peu après notre retour à la forge-dortoir.  Quiétude. Mais du côté du Nord, ces immenses lueurs multiformes qui embrasent  le ciel nous rappellent que ces feux de St-Jean ne sont pas de saison.
 Aurore.Appel ! Par habitude,  il ne manque personne. Jolicoeur achève à peine à glisser que c’est peut-être  la fin de la guerre que déjà d’une voix étouffée le lieutenant débite le  contenu du papelard qu’il triture dans sa paume.
 -  Soldats �
 Au moment où va se livrer  une bataille d’où dépend le sort du pays�
 �moment n'est plus de  regarder en arrière�
 �tous les efforts pour aller  de l’avant�
 �tenir coûte que coûte�
 �se faire tuer sur place  plutôt que de reculer�
 �aucune défaillance ne sera  tolérée�
 Cambuson commente :
 -  " Nous allons nous porter à quelques kilomètres en arrière, au village de  Châti-Loupiots� Vous êtes fatigués� Moi aussi. Tâchons de rester groupés.  Là-bas, plus un pouce de terrain à perdre. Nous serrerons les mâchoires.  D’ailleurs, tous les obus ne tuent pas. Vive la France ! ".� Les épaules des prévenus rentrent au choc des  sentences massives. Un " merde " étranglé sort du faciès tourmenté de  mon voisin. Seule la charpente ivrogniforme de l’idiot du village -toujours là  au bon moment celui-là - est agitée de joyeux trémoussis.
 Bourrage de cartouches. Café  dans la panse, nous nous ébranlons, surpris de croiser quelques carrioles de  fugitifs qui, désorientés, se dirigent en plein sur l’ennemi. Au pied d’une  pente raide, la ruelle d’un bourg a recueilli un convoi de fuyards paralysés  par les balles d’une mitrailleuse allemande qui jacasse sur la colline. Ici encore,  pompes et puis sont soigneusement cadenassés mais, cette fois, par ordre de la  " brigade " : le général craint de voir ses bataillons se  dissocier à l’appel de l’eau. Au diable la pépie du soldat ! Marquillon et  son état-major ont leur caisson-cave bien achalandé ! Il suffit de  regarder Double-mètre, le colon artilleur, en perdition sur la chaussée,  mélangeant ses compas bottés. Plein comme une outre, il se soulage tous les  cent mètres.
 Abandonnant la route, les  trois bataillons évoluent par fonds et pentes, tournoyant, repassant dix fois  aux mêmes endroits. La graine de traînards s’éparpille à nouveau sur le terrain  sans que le colonel paraisse s’en inquiéter. Le voici maintenant qui nous  presse au cœur d’un pénible marécage dont l’eau nous suce les jambes : en  avant quand même ! Mais le régiment reste pris sans pouvoir s’arracher à  cette glue infâme. Conseil de guerre dans la mélasse. Le colon s’obstine� quand  enfin le capitaine comprenant la situation se prend à brailler.
 -  Il faut reculer ! On ne peut pas rester là ! C’est insensé une  manœuvre pareille ! ... Nous refaisons surface dans un carré de betteraves  potagèrement annexé à un cimetière. Quelques douzaines de retardés gigotent  encore dans le bourbier canaille. Je ne dois moi-même qu’à l’aide précieuse de  l’Alsacien Pillet, blond gaillard à jeune frimousse, de pouvoir avaler l’ultime  kilomètre borné par la nécropole d’où nous repérons les avancées d’un petit  patelin enfoui dans la mousse " Chati-Loupiots " sur la plaque  indicatrice. C’est ici qu’on va en découdre ! Rapidement le patelin se  purge avec notre arrivée. Dragons aux lances burlesques, derniers caissons et  guimbardes détalent pour nous laisser le mouvement libre.
 Egrené dans la verdure, le  régiment ne se présente plus maintenant qu’en deux minces lignes de  tirailleurs, face au nord, le regard farfouillant les ruelles mortes, bordées  de masures que garde un clocher campagnard. Profilant dans les trouées du  feuillage son armature de métal, un pont offre l’hospitalité à la dernière de  nos mitrailleuses. Quelques pigeons banquètent en ligne devant une tablée de  crottin, cadeau de la cavalerie galopeusement repliée. Sur nos arrières, la  plaine s’étend monotonément vide. Il ne faudra pas compter sur le soutien.  Ecarquillons bien les mirettes !...
 A part un petit groupe de  brancardier, défilés derrière un talus présidé par le major Popoille, saoul  comme une grive, pas une âme qui vive. Les jumelles de Cambuson dissèquent le  village où une vague agitation semble se manifester. Des agents de liaison collectent  des ordres définitifs que nous captons, à plat ventre, l’œil collé à la hausse,  prêts à la tuerie collective.
 8 heures !
 Brusquement, inattendue  comme tornade dans défilé de montagne, de gauche accourt canonnade féroce.  Cratères ouvrent tous côté. Terre fétide saute au visage.
 Orgueilleuses pierrailles  cimetière affaissent en vrac. Vanité repos éternel !
 Sol bouge partout. Fusillade  ondule plus en plus puissante. Immense crucifix champs morts contemple,  impavide, cette colère.
 Colonel, juché sur " Esclarmonde ",  jaillit du fourré.
 Sabre au poing, le Vieux  gueule dans tumulte :
 Les enfants, c’est pour�  Obus fauche homme monture.
 Attention ! hurle le  sergent-major Durillon.
 Hausse 400� A mon  commandement�
 " Ici finit la geste que Fantold� declinet� "
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