|  1965     M. le  Président du grand Concours de Pidgin-English, cette année, est un certain  Mylord de Nulle Part. Il est affligé d'une épouse aborigène célèbre par ses  chapeaux et qui aurait rédigé, en Tasmanian-English, la thèse de son conjoint,  rareté universitaire s'il en est. Mylord de Nulle Part tremble de toute sa  carcasse dans son éjaculation oratoire à l'étrange staccato doublé d'un accent  plus proche du bas-languedocien que du javanais des mers australes. Mylord se  targue pourtant d'avoir appris par cœur le fameux dictionnaire de phonétique de  Pidgin-English de M. le Professeur Tarawa, alors qu'il se trouvait retiré dans  les maquis lorsque le tout-un-chacun étudiait le teuton en première langue ;  l'accompagnait également un ouvrage de vocabulaire auquel il consacrait ses  jours et ses nuits. Mylord, la paix revenue, se retrouva en poste à la Faculté  de Tournesol. Là, le petit homme en complet gris souris faisait régner la  terreur : il montait en chaire pour abreuver les jeunes bourgeois de ses  sermons tremblotants ou leur réciter une tirade éthérée sur "l'imagination et  le réalisme" dans telle comédie d'un génie Maorien plus ou moins reconnu. Car  Mylord avait fondé un Club de Maori qu'il était bon de fréquenter. Les  étudiantes de 2e année y biberonnaient les étudiants de 1re année. Sur la porte  du Club, un écriteau annonçait : “les Lauracées”. Mylord exigeait de tout  candidat à un diplôme de Pidgin-English qu'il séjournât au moins un an en mers  australes, sinon tintin, diplôme point. Les week-ends étaient occasion de  belles réjouissances : sac au dos, l'on partait vers quelque abbaye ou quelque  montagnette (papa prêtait son camion, maman la vaisselle, un cousin fournissait  le petit vin blanc) ; ou, plus simplement, selon le vieux conseil voltairien,  on allait bêcher le jardin du Maître, hortus sis dans quelque département  déshérité, un de ces paradis perdus où la création ne s'est pas attardée et là,  on conciliabulait sur des projets de cadeaux pour Mylord qui, à réception, en  aurait les yeux noyés de reconnaissance.     La  grandeur est évidemment mère de petitesse : Mylord avait des ennemis, y compris  dans la gent estudiantine qui, lors de la fête de la Basoche, alla jusqu'à  traverser, en chantant, la classe où le Maître pérorait. Les vandales lancèrent  au ciel (la joie sans doute !) les polycopiés qui faisaient la gloire de ce  Polynésien d'hyménée. Immense fut sa colère ; on en appela à son humanité  universellement appréciée, les demoiselles se jetèrent à ses genoux, on fit  tenir des guirlandes de fleurs à sa pacifique épouse. Rien n'y fit. Mylord ne  se laissa fléchir qu'aux termes d'une longue bouderie. Il accepta de donner de  nouveaux rendez-vous dans les couloirs ou dans les coudes du grand escalier,  une énorme lessiveuse sous le bras et la formule toujours aux dents : "si vous  n'assistez pas à tous mes cours, vous n'avez aucune chance d'être reçu !",  lançait-il, goguenard, à quelque instituteur en détresse. Et Mylord tenait  parole. A l'époque des doctorats “honoris causa”, Mylord de Nulle Part se  signala par un choix qui ne pouvait qu'honorer la cité de Tournesol, celui d'un  immense écrivaillon Maori qui disait en 350 pages ce que le bulletin météo de  l'aéroport local annonçait en une demi-ligne : "aujourd'hui il fait beau". Ce  fut une bien jolie cérémonie avec le ban et l'arrière-ban de la bourgeoisie  locale qui se retrouva à la Une du quotidien régional ...     Mais ce  qui devait permettre à Mylord d'entrer dans l'histoire de la pensée, ce fut son  fameux rapport concernant le Concours de Pidgin-English dont l'immortelle prose  commençait ainsi : " l'épreuve écrite reine était évidemment l'épreuve de  dissertation, commune à tous les candidats. Le sujet n'avait rien qui pût  surprendre quiconque. Nous en rappelons l'énoncé : Bilo-Bilu, romancier de la  poésie ou poète du roman ?     Deux  ouvrages récents, parus la même année, outre-Pacifique, lui sont partiellement  consacrés (La Prosodie du Roman, Yokohito Press et Le Roman prosaïque, Yokohita  Press de Tirubu Turubu). Mais sans aller jusqu'à chercher ultimes références  outre-Pacifique, quel(le) candidat(e) était en droit d'ignorer les magnifiques  travaux de notre collègue le Prof. Smith-Jones sur ce sujet de brûlante  actualité : Bilo-Bilu, Lobby à Bulles. Le roman, dans les copies que nous avons  déchiffrées, est trop souvent assimilé à la poésie et la poésie au roman. Il  s'agit là d'un tour de passe-passe auquel un examinateur digne de ce nom ne  saurait se laisser prendre ... ". Mylord triomphait.     "Quant  aux épreuves orales, aussi longtemps que les candidats persisteront à ne pas  vouloir apprendre les gammes de la prononciation et à chanter faux, tout succès  leur sera évidemment interdit car la dodécacophonie n'a qu'un temps. Nous avons  ainsi constaté que la voix est souvent mal posée, l'élocution défectueuse,  l'articulation inexistante : nasillement, chuintement, zézaiement, bégaiement,  rendent l'audition désagréable et, en fin de compte, irritante. On a vu, il n'y  a pas si longtemps de cela, d'éminents Membres du Jury s'endormir et même ronfler  au cours d'un exposé. La première place, en revanche, a été conquise haut le  pied par une candidate d'origine aborigène qui a témoigné d'une remarquable et  naturelle maîtrise de son authenticité tant dans la gutturalité de ses voyelles  que dans le choix des couleurs de son pagne".     Mylord,  vainqueur, s'installa sur son trône avant de s'abandonner aux zéphyrs d'un  chasse-mouches. |